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Stephan Grigat plaide ici pour un dépassement de l’athéisme abstrait au profit d’une critique matérialiste de la religion tenant compte des différences entre formes de religiosité et de leur compatibilité avec les Lumières et le projet de l’émancipation sociale. Pour l’auteur, cela suppose de se pencher en particulier sur l’islamisme et ses différentes expressions qui menaceraient les conditions de possibilité d’une réflexion sociale critique.

Il est compliqué de parler de la critique de la religion en 2020 car on peut difficilement faire revivre les combats du Moyen Âge. Comment critiquer des personnes qui, au XXIème siècle, affirment sérieusement qu’il existe des êtres supérieurs et qui, par conséquent, régressent, de leur plein gré et sans contrainte, au niveau intellectuel d’il y a quelques centaines d’années ? On ne serait que trop heureux de se limiter à l’échange des meilleures blagues sur les prophètes, Jésus et le Messie.

Mais les dernières décennies ont montré que ce que l’on appelle aujourd’hui la religion est trop sérieux pour être traité par la seule critique humoristique – même si certains dogmes et idées religieuses semblent effectivement être une mauvaise blague au premier abord. Il suffit de penser à l’affirmation selon laquelle les djihadistes qui se font exploser sur des marchés à légumes israéliens seraient récompensés par quelques dizaines de vierges au paradis.

Malheureusement, les attentats suicides djihadistes et les attaques islamistes actuelles ne sont pas le fait d’une bizarrerie mentale, mais d’une pratique sociale sanglante.

Les réactions à la « controverse sur les caricatures » de 2006, l’attentat contre l’illustrateur danois Kurt Westergaard en 2010, l’assassinat de membres de la rédaction de Charlie Hebdo et maintenant le meurtre brutal d’un enseignant à Paris, qui avait montré quelques caricatures de Mahomet en classe, montrent clairement que les blagues, notamment sur la religion islamique, ont tendance à banaliser le problème plutôt qu’à l’éclaircir.

La barbarie des différentes factions islamiques

La moquerie serait suffisante s’il en allait que des tristes lubies privées d’obscurantistes hostiles au plaisir se soumettant à des règlements alimentaires, iconographiques et sexuels absurdes.

Il ne s’agit pas exclusivement des différentes manifestations de l’Islam, mais, pour de bonnes raisons, principalement de celle-ci. Il va sans dire qu’il faut s’opposer aux fanatiques chrétiens même si ces derniers sont loin de dominer les sociétés dans lesquelles ils opèrent. Mais rien ne se rapproche de la barbarie qui est actuellement représentée par les différentes factions des Frères musulmans, l’ « État islamique » et autres islamistes sunnites ou la « République islamique » en Iran.

Quand, depuis le début du millénaire, quelques caricatures inoffensives ont pu déclencher un soulèvement d’une certaine ampleur à l’autre bout du monde, quand des groupes comme le Hamas remportent des élections, quand un obscurantiste ésotérique ayant un penchant pour les structures de pouvoir féodales comme le Dalaï Lama sert de modèle à des générations entières par-delà toutes les frontières politiques, lorsque l’homophobie catholique en Pologne et russe-orthodoxe à Moscou réapparaissent sous la forme d’une foule militante, lorsque ce qui a déjà été déclaré mort mille fois s’avère aujourd’hui bien vivant – dans le cas de l’islam djihadiste si vivant que ce dernier constitue une menace mortelle pour les incroyants – il convient alors de revenir au point de départ et considérer les fondements de la critique religieuse.

En même temps, on ne peut pas s’arrêter à une critique aussi générale de la religion. Il s’agirait de faire ressortir dans quelle mesure les religions se situent à des distances différentes de l’idée des Lumières et de la critique matérialiste et en quoi certains courants religieux s’efforcent d’assurer une conciliation de la foi avec la raison tandis que d’autres considèrent la raison comme une pure œuvre du diable.

Des différences entre les religions

Il s’agirait ainsi de mettre l’accent sur l’existence, soulignée avec insistance par Max Horkheimer, de formes de religiosité, telles que par exemple le messianisme juif, qui préservent avant tout l’aspiration à l’altérité radicale et soutiennent donc aussi l’idée d’une société libérée, quelle que soit sa forme déformée, au lieu d’imposer une médiations sociale fondée sur la violence au sein du mauvais existant. En bref, il faudrait thématiser les différences entre les religions.

On pensait que tout avait été dit sur la religion, et il est difficile d’ajouter quoi que ce soit de nouveau à ce qui a été formulé sur la croyance dans les dieux et les idoles au cours des 300 dernières années. Kant opposait la raison et la maturité à la vieille croyance en Dieu et Ludwig Feuerbach voyait dans la religion la projection des désirs humains. Marx décrivait la religion comme l’opium du peuple, Freud décelait dans la foi un fantasme enfantin et Sartre considérait à juste titre la religion comme une menace pour la liberté humaine.

Dès le milieu du XIXème siècle, Marx supposait que la critique de la religion avait déjà été faite et qu’il fallait maintenant faire face à la misère sociale qui entraine le besoin de religion en premier lieu. Il reconnaissait encore le double caractère de la religion : elle constitue une fuite hors de la misère mais aussi une « protestation » contre cette misère.

Mais il ne faut pas surestimer cette protestation, car elle ne peut guère pénétrer les causes réelles de la misère et reste habituellement par son enfermement dans des illusions religieuses une rébellion conformiste.

La révolte conformiste

Toutefois, compte tenu de la position actuelle des Églises chrétiennes, même la critique contemporaine de la religion, qui se concentre essentiellement sur le christianisme, par rapport à ses prédécesseurs des siècles précédents, a toujours quelque chose d’une révolte conformiste de personnes qui évitent la critique sociale radicale et préfèrent se complaire dans des poses accusatrices à l’égard de choses qui sont réglées depuis longtemps.

Alors que Giordano Bruno1 et tous les autres hérétiques ont été brûlés sur le bûcher, les blagues sur le pape aujourd’hui sont aussi subversives que les critiques du capitalisme formulées par les partis au pouvoir.

Il s’agit aujourd’hui, entre autres, d’éliminer enfin les vestiges pré-bourgeois dans le droit bourgeois, c’est-à-dire d’éradiquer les paragraphes sur le blasphème des codes juridiques2 et de faire respecter les normes minimales des Lumières bourgeoises partout où la pratique de la religion viole les libertés individuelles pourtant limitées garanties au moins par les sociétés occidentales suite à l’émancipation partielle vis-à-vis de la terreur morale imposée par le christianisme et du despotisme d’État.

Il est nécessaire de maintenir les conditions d’une réflexion sociale critique – et la critique de la religion devra rester l’une des composantes nécessaires de cette réflexion. Compte tenu des réactions des représentants de la religion islamique en particulier, qui jouissent du soutien ferme des relativistes culturels de toute couleur, face aux critiques de ces dernières années, ces conditions doivent être décrites comme menacées.

Ne laissons pas la critique de l’Islam aux xénophobes

Une grande partie de la gauche laisse la critique de l’Islam, pourtant nécessaire et urgente, à la droite xénophobe au lieu de formuler une critique du conditionnement des humains par l’Islam axée autour d’une émancipation générale et d’une édification éclairée sur soi-même.

Vu sous cet angle, il n’est pas surprenant que, tout comme après l’attentat contre Kurt Westergaard, les médias parlent à leurs lecteurs et téléspectateurs de toute l’Europe de « caricatures controversées » suite au dernier assassinat à Paris sans que pratiquement aucun grand journal ou chaîne de télé n’ose reproduire, par exemple, l’image de Mahomet portant une bombe dans son turban. Après des milliers d’attentats à motivation jihadiste au cours des dernières décennies, cette caricature demeure aussi pertinente que réservée dans sa critique.

Aujourd’hui, il s’agit de défendre les libertés civiles de personnes comme Ayaan Hirsi Ali3, qui a traité le prophète de tyran pervers, d’artistes hip-hop qui qualifient Jésus de bâtard et de gauchistes pop israéliens qui proclament que le Messie ne viendra pas.

La question de savoir pourquoi ces deux derniers groupes doivent vivre avec la critique, l’indignation et, dans le pire des cas, avec des conséquences ridicules sur le plan pénal, comme l’a longtemps fait Manfred Deix4, tandis qu’Ayaan Hirsi Ali est confrontée à des menaces de mort et Kurt Westergaard à des tentatives de meurtre, ne peut s’expliquer que si l’on tente à l’avenir d’aborder les différences décisives entre les religions et leurs fonctions respectives dans les sociétés actuelles.

Et la réaction à l’horrible décapitation d’un professeur parisien à cause de son plaidoyer évident en faveur du b.a.-ba des Lumières ne peut pas se limiter un athéisme de comptoir abstrait pour lequel tout se vaut.

Si les gauchistes et les libéraux, même face à une telle brutalité, ne se sentent pas à l’aise avec une critique cohérente de l’islamisme radical et des éléments de l’islam orthodoxe et conservateur majoritaire qui menacent les acquis émancipateurs des sociétés occidentales, alors les formations politiques anti-cosmopolites continueront à remporter des succès avec leur « critique de l’islam ». Pourtant, en termes d’antisémitisme, de misogynie et d’homophobie, ces derniers se rapprochent beaucoup de l’objet de leur critique contrairement à ce qu’ils cherchent à suggérer

Traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg

Paru initialement dans la TAZ le 20/10/2020: https://taz.de/Plaedoyer-gegen-abstrakten-Atheismus/!5721820/

Télécharger pdf: SI_Lumières_2020_Grigat

1NDT : Filippo Bruno, dit Giordano Bruno, né en janvier 1548 à Nola en Italie et mort le 17 février 1600 à Rome, était un frère dominicain et philosophe italien. Sur la base des travaux de Nicolas Copernic et Nicolas de Cues, il développa la théorie de l’héliocentrisme et montra, de manière philosophique, la pertinence de la thèse d’un univers infini, qui n’a ni centre ni circonférence, peuplé d’une quantité innombrable d’astres et de mondes identiques au nôtre. Accusé formellement d’athéisme et d’hérésie (particulièrement pour sa théorie de la réincarnation des âmes) par l’Inquisition, d’après ses écrits jugés blasphématoires (où il proclame en outre que Jésus-Christ n’est pas Dieu mais un simple « mage habile », que le Saint-Esprit est l’âme de ce monde, que Satan sera finalement sauvé) et poursuivi pour son intérêt pour la magie, il fut condamné à être brûlé vif au terme de huit années de procès.

2NDT : En Europe, seules l’Allemagne, le Danemark, l’Italie, l’Irlande (jusqu’en 2018) et la Grèce, ont conservé des anciennes lois contre le blasphème qui ne sont cependant pas appliquées, hormis dans la Grèce orthodoxe. Le blasphème n’est réprimé que lorsqu’il trouble l’ordre public ou incite à la haine.

3NDT : Ayaan Hirsi Ali, née le 13 novembre 1969 à Mogadiscio (Somalie), est une femme politique et écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne. Fuyant la Somalie, elle obtient l’asile politique aux Pays-Bas. Elle est élue représentante du royaume à la Seconde Chambre des États généraux de 2003 à 2006, dans laquelle elle siège pour le Parti populaire libéral et démocrate après avoir brièvement adhéré au Parti travailliste de 2001 à 2002. Elle est connue pour son militantisme contre l’excision et ses prises de position sur l’islam, sa religion de naissance qu’elle rejette aujourd’hui. Elle est menacée de mort par Mohammed Bouyeri, assassin du cinéaste Theo van Gogh, notamment à la suite de sa participation au court-métrage Submission du réalisateur dénonçant les violences faites aux femmes dans les pays musulmans.

4NDT : Manfreid Deix (1949-2016) fut un caricaturiste autrichien critique à l’égard de l’Église et de l’extrême droite.

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Le nationalisme dans la révolution française et l’Allemagne du XIXème siècle – Max Horkheimer http://solitudesintangibles.fr/le-nationalisme-dans-la-revolution-francaise-et-lallemagne-du-xixeme-siecle-max-horkheimer/ Mon, 05 Oct 2020 09:43:55 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=898 Continuer la lecture de « Le nationalisme dans la révolution française et l’Allemagne du XIXème siècle – Max Horkheimer »

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Horkheimer revient dans cette note de 1967 sur la différence entre le nationalisme de la révolution française, historiquement émancipateur et porté par l’esprit des Lumières, et le nationalisme allemand, agressif dès sa naissance. Cette distinction sera ensuite reprise et essentialisée par certains pans du mouvement antideutsch au profit d’une francophilie kitsch et d’une vision totalement fantasmée du nationalisme français comme incarnation du nationalisme civique. Cette conception se montre ainsi largement indifférente à la réalité du nationalisme républicain de l’État français qui, par bien des aspects, et notamment son islamophobie justifiée au nom d’une laïcité dévoyée, s’avère aujourd’hui beaucoup plus régressif, culturaliste et illibéral que le nationalisme hégémonique de l’Allemagne post-réunification reposant sur un multiculturalisme officiel et l’idée d’une nation morale et vertueuse ayant appris de ses « erreurs » du passé.

Ces deux nationalismes présentent un caractère très différent. Pendant la révolution française, le nationalisme est aussi porté par l’esprit des Lumières. Il est l’arme de la lutte de la bourgeoisie souveraine se constituant en nation face à la l’absolutisme et à l’Église. Mais il n’est pas agressif vis-à-vis d’autres peuples, il se fonde sur ses accomplissement culturels et non pas sur sa supériorité morale ou militaire.

En Allemagne, le nationalisme apparaît dès ses débuts en alliance avec l’antisémitisme, à une époque où Metternich peut encore affirmer avec une certaine justesse que l’Allemagne n’est qu’une notion géographique. Pendant tout le XIXème siècle et de manière particulièrement intense après la fondation de l’Empire par Bismarck, le nationalisme allemand se pare de la gloire d’un Saint-Empire romain germanique romantisé. Il n’émerge pas seulement avec la revendication légitime de la bourgeoisie de mettre fin à la misère des innombrables principautés et de la création d’un grand territoire économique qui ne soit pas déchiré par d’infinies frontières douanières mais aussi avec l’affirmation de la supériorité des siens sur les autres nations. Ce n’est pas pour rien que d’autres redoutaient l’hymne « L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout » [Deutschland, Deutschland über alles]  car ils reconnaissaient qu’il ne s’agissait pas seulement ici de l’amour de la patrie, qui vaut pour les citoyens de tous les pays, mais d’un nationalisme agressif. Ceci est ensuite formulé clairement : « De la Meuse jusqu’au Niémen, de l’Adige jusqu’au Détroit » [von der Maas bis an die Memel, von der Etsch bis an den Belt], ce qui signifie l’inclusion de territoires belges, hollandais, scandinaves, polonais et italiens. Et déjà pendant la période de paix la plus profonde, on parlait en Allemagne des Français dégénérés, de la perfide Albion et des Italiens paresseux.

Pour complémenter ces clichés, on peut se pencher sur les images à travers lesquelles les différentes nations se symbolisent elles-mêmes: La Germania blindée et la douce France, qui, au moins de manière non agressive, prétend être le leader culturel de l’humanité.

Paru initialement sous le titre « Nationalismus in der Französichen Revolution und im Deutschland des neunzehnten Jahrunderts (1967) » dans Horkheimer Max, Gesammelte Schriften Band 14: Nachgelassene Schriften 1949-1972, S.Fischer, 1998, p.408-409.

Traduit de l’allemand par Theodor Hus.

PDF: SI_nationalisme fr all_Horkheimer_2020

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Ne laissons pas le blackwashing sauver la classe des actionnaires – Cedric Johnson http://solitudesintangibles.fr/ne-laissons-pas-le-blackwashing-sauver-la-classe-des-actionnaires-cedric-johnson/ Thu, 24 Sep 2020 14:56:36 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=891 Continuer la lecture de « Ne laissons pas le blackwashing sauver la classe des actionnaires – Cedric Johnson »

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Ce texte revient sur la légitime explosion de colère qui a fait suite à la mort de George Floyd, et sur la tentative d’instrumentalisation de ces manifestations par des entreprises proclamant leur soutien au mouvement Black Lives Matter (BLM). Ce soutien proclamé par différentes entreprises, et les dons effectués à des fondations luttant contre le racisme, visaient à orienter le mouvement antiraciste vers un soutien à l’entrepreneuriat noir, afin de maintenir l’ordre en place et de masquer la responsabilité du capitalisme dans les inégalités subies par les classes populaires, et notamment par les personnes noires. La traduction et publication de ce texte en français ne vise pas au réductionnisme de classe, et il ne s’agit pas pour nous de nier que les politiques, actes et discours racistes peuvent cibler des personnes non-blanches de toutes les classes sociales. Il s’agit par contre de ne pas oublier les luttes sociales menées aux Etats-Unis par les classes populaires et par de nombreux travailleurs noirs, et d’insister sur le fait que les violences policières, l’exploitation, les inégalités et les discriminations ne pourront pas être combattues sans une remise en cause radicale de l’ordre économique et politique qui en est à l’origine, et qui nécessite le recours à la police pour se maintenir. Car, comme l’écrit Jacobin Mag, revue de gauche américaine à l’origine de cette publication, «  si des entreprises ont su adopter une rhétorique antiraciste, pour autant elles ne parviendront pas à éradiquer l’insécurité et l’inégalité économiques dont les actionnaires ont besoin, et qu’ils souhaitent faire perdurer par le recours à la police.  »

Juin 2020 n’a pas été un bon mois pour les propriétaires d’esclaves et les impérialistes, ou du moins pas pour leurs représentations en pierre et en bronze. Au milieu des protestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, les foules du monde entier ont exigé le retrait des icônes racistes, certains manifestants prenant la responsabilité d’abattre les statues incriminées.

Les protestations ont donné un nouvel élan aux efforts déployés de longue date pour débarrasser les villes du sud des monuments à la gloire des Confédérés. Le long de la Monument Avenue de Richmond, en Virginie, où des militants réclament depuis longtemps le retrait des monuments rendant hommage à des héros confédérés tels que J. E. B. Stuart et Robert E. Lee, les manifestants ont tagué sur des piédestaux divers slogans, tels que «  ACAB  », «  Stop à la suprématie blanche  » et «  Fuck 12  »1. Alors que les procédures légales visant à faire enlever les statues offensantes s’éternisaient dans les tribunaux, les manifestants ont transformé de manière immédiate le monument Lee en un site coloré où des artistes et des foules se sont rassemblés dans le cadre de manifestations et d’hommages à des civils noirs tués par la police.

À la Nouvelle-Orléans, des manifestants armés de corde, d’un ciseau et d’un skateboard ont renversé le buste du propriétaire d’esclaves John McDonogh et l’ont jeté dans le fleuve Mississippi. La rébellion contre les symboles du racisme s’est également étendue à l’autre côté de l’Atlantique. Dans la ville portuaire anglaise de Bristol, le moulage en bronze d’Edward Colston, un marchand d’esclaves du XVIIe siècle, a été démantelé et jeté dans le port.

Je me soucie assez peu de ces monuments rendant hommage à l’esclavage et à l’empire. Bon débarras. Les manifestants ont relancé un processus de reconnaissance et de mémoire historique, qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps. Cependant, les cibles qu’ils ont choisies reflètent également une relative impuissance face aux forces contemporaines. La politique symbolique que nous connaissons actuellement, qui se traduit dans des termes tels que «  privilège de la peau blanche  » et « trouble post-traumatique de l’esclavage », a été endossée avec enthousiasme par la classe des actionnaires, précisément parce qu’elle s’écarte des décisions réelles des entreprises qui justifient l’exploitation, rationalisent l’obsolescence et le gaspillage et reproduisent l’inégalité, tout cela dans un but de profit.

Le nouveau blackwashing des entreprises.

Alors que les manifestants antiracistes se sont montrés sévères envers les oppresseurs morts depuis longtemps, ces mêmes manifestations ont fourni, en termes de relations publiques, une manne aux actionnaires vivants. En l’espace de quelques semaines, des entreprises se sont engagées à verser plus de 2 milliards de dollars à diverses initiatives et organisations antiracistes. Les dirigeants de Warner, Sony Music et Walmart ont affirmé donner chacun 100 millions de dollars. Google a promis 175 millions de dollars, principalement pour encourager l’entrepreneuriat noir. YouTube a annoncé une initiative de 100 millions de dollars pour amplifier les voix noires dans les médias. Apple a également promis 100 millions de dollars pour la création de son initiative visant à l’équité et à la justice raciales.

Au delà de ces investissements, les postures antiracistes prises par des entreprises furent encore plus nombreuses. Lors du Blackout Tuesday («  le mardi blackout  »)2 des centaines d’entreprises ont affiché des messages de soutien à BLM. Les services de streaming vidéo comme Hulu, Amazon Prime et Netflix ont fait la promotion du cinéma, des séries télévisées et des films documentaires noirs, à un niveau que nous ne voyons généralement pas, même pendant le Black History Month3. General Motors, Lyft, Best Buy, Amazon, la Ligue nationale de football, Mastercard, Nike, Spotify et d’autres sociétés ont déclaré un jour férié payé pour le 16 juin, autrefois célébré principalement dans l’est du Texas en souvenir de la date à laquelle les Noirs asservis de Galveston ont pu, tardivement, bénéficier de leur émancipation.

Bien qu’Amazon ait temporairement interdit l’utilisation de son logiciel de reconnaissance faciale par les forces de l’ordre, peu de ces réponses concernent la complicité directe d’entreprises dans le maintien de l’ordre, que ce soit en tant que contractants avec des services de police, ou en tant que bénéficiaires des régimes de maintien de l’ordre. Ceci est en partie la conséquence des conceptions dominantes du problème du maintien de l’ordre, qui mettent l’accent sur la disparité raciale plutôt que sur le rôle plus fondamental que joue le pouvoir carcéral dans la reproduction de l’ordre social et de l’économie politique. Une fois dépouillé du militantisme et des aspects culturels propres aux millenials, le slogan «  Black Lives Matter  » se trouve au cœur d’une réaffirmation du mouvement libéral des droits civiques et d’un plaidoyer fondamental pour une protection égale devant la loi.

Avec les interventions des capitalistes, nous avons assisté à une campagne intensive de blackwashing, prenant exemple sur le greenwashing, c’est-à-dire l’adoption des slogans, mantras et de l’éthique du progressisme racial, mobilisés d’une manière qui ne menace pas les fondamentaux de l’organisation de l’exploitation. Ces formes d’antiracisme concernent principalement les entreprises qui tentent d’étendre leur part de marché en exprimant leur attention et leur préoccupation. Le plus important est peut-être que l’adoption par les entreprises de BLM a détourné l’attention du public des luttes ouvrières menées pendant le confinement par les travailleurs essentiels, dont beaucoup sont noirs.

La révolte des travailleurs essentiels.

Les politiques de confinement visant à stopper la propagation de la Covid-19 ont constitué une onde de choc pour plusieurs secteurs. Les travailleurs de l’éducation, de l’information, de la finance et des industries culturelles ont pu conserver leur emploi grâce au recours au télétravail dans de nombreuses universités, écoles, entreprises technologiques et réseaux de médias, mais pour la majorité des salariés, la protection fut relative. Nombre de travailleurs ont conservé leur emploi, mais se sont retrouvés soumis à des formes de surveillance et d’injonction à la productivité encore plus intensives. Des millions d’autres personnes se sont retrouvées au chômage suite aux restrictions ciblant les concerts, les bars, les restaurants, les théâtres, les rassemblements publics, les services religieux et les activités de loisirs. Avec des millions d’écoliers à la maison, de nombreux Américains se sont également retrouvés à assumer de nouveaux rôles d’enseignants à domicile, de gardes d’enfants et de cuisiniers à temps plein, souvent sans la formation ni les ressources financières, émotionnelles et sociales nécessaires.

Dans ce contexte, le sort des travailleurs essentiels est devenu un puissant symbole des difficultés et de l’incertitude ressenties plus largement face à la pandémie. Ces travailleurs comprenaient les travailleurs de la santé en première ligne, les premiers secours et les travailleurs des transports en commun, qui étaient essentiels à la lutte contre la pandémie, mais également ceux employés pour la mise à disposition des produits et services de base. L’accès aux restaurants, aux commerces de détail et aux épiceries étant limité, les entreprises de livraison comme Amazon, Instacart, Grubhub, DoorDash et d’autres ont occupé un rôle démesuré. A titre d’exemple, entre les seuls mois de mars et avril, Instacart a eu recours à trois cent mille travailleurs de plus, et la valeur globale de l’entreprise a pu, du fait de la pandémie, atteindre les 14 milliards de dollars.

En tant que points nodaux centraux de l’uberisation, ces entreprises ont toujours fait appel aux travailleurs les plus vulnérables et n’ont offert que très peu en retour, en termes de salaires et d’avantages. Dans les conditions de la pandémie, ces mêmes commerçants en ligne ont bénéficié de licenciements massifs dans d’autres secteurs, ce qui leur a mis à disposition une nouvelle réserve de travailleurs en difficulté. Par ailleurs, la combinaison des conditions de l’économie de marché et de l’anxiété légitime face à la pandémie a entraîné une vague de débrayages et de grèves à l’échelle nationale.

Bien que le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, ait été catégorique dans son soutien à BLM, l’entreprise a licencié Chris Smalls, un travailleur noir d’Amazon, à la tête d’une d’une grève menée à la fin du mois de mars, pour réclamer plus d’équipements de protection et une prime de risque. La grève a entraîné la fermeture temporaire de l’entrepôt JFK8 à Staten Island, qui emploie 3000 travailleurs. Smalls, un directeur adjoint, et d’autres travailleurs, furent de plus en plus inquiets après que deux travailleurs aient été testés positifs à la Covid-19. La sécurité des travailleurs était déjà un problème à JFK8 avant la pandémie. L’année dernière, l’entrepôt a obtenu un score de 15,2 sur l’indice d’incidents de l’OSHA (Occupational Safety and Health Administration – Administration de la sécurité et de la santé au travail), et un taux de blessures supérieur à la moyenne nationale pour les travailleurs des scieries et de la sidérurgie. Smalls a rejoint une longue liste de travailleurs licenciés par Amazon pour avoir protesté contre les conditions de travail au sein de l’entreprise. Emily Cunningham et Maren Costa ont été licenciées à la mi-avril pour leur leadership au sein du collectif des Employés d’Amazon pour la Justice Climatique qui a fait circuler une pétition et organisé une vidéo-conférence entre les travailleurs des entrepôts pour répondre aux préoccupations de sécurité liées à la pandémie. Tim Bray, vice-président et ingénieur chez Amazon Web Services, a démissionné en signe de protestation après la vague de licenciements, et a publié une lettre virulente condamnant le traitement réservé par l’entreprise aux lanceurs d’alerte et son incapacité à protéger les travailleurs pendant la pandémie.

« Amazon est exceptionnellement bien géré et a fait preuve d’une grande compétence pour repérer les opportunités et mettre en place des processus renouvelables afin de les exploiter » écrivait Bray. « Elle a cependant un manque de vision en retour en ce qui concerne les coûts humains de la croissance et de l’accumulation incessante de richesse et de pouvoir ». Bray a condamné le fait que le géant du commerce en ligne traite les travailleurs des entrepôts comme des « unités interchangeable et jetables », tout en notant que ce problème ne concerne pas seulement Amazon, mais plutôt « la façon dont le capitalisme du XXIème siècle fonctionne ».

Le 1er mai, des milliers de travailleurs d’Amazon, de Target, de Whole Foods et d’Instacart ont organisé des débrayages, réclamant une extension des politiques de congés maladie, une politique sanitaire et une distanciation sociale plus strictes sur leurs lieux de travail ainsi que de meilleurs salaires. Ces entreprises ont minimisé l’ampleur du mécontentement des travailleurs, certaines comme Target ayant publié des déclarations réduisant ces revendications à celles d’ « une très petite minorité » de leurs 340 000 employés.

Amazon a fait connaître son protocole sanitaire dans une campagne publicitaire intitulée « Meeting the Moment », mettant en scène Christine et Janelle, des employés qui mettent en avant l’engagement de l’entreprise en matière de sécurité ainsi que leur profonde préoccupation personnelle pour leurs collègues. Un récent procès en Californie contredit toutefois ce message. La plainte mentionne des incidents où les employés d’Amazon Fresh ont dû réutiliser des combinaisons de congélation complètes sans les désinfecter. De même, d’autres travailleurs ont déclaré que leurs plaintes à la direction concernant la sécurité de l’atelier n’étaient pas prises au sérieux.

Cette situation n’est pas réglée, et les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs essentiels vont probablement s’intensifier à mesure que la pandémie s’aggrave et que les responsables gouvernementaux sacrifient la santé publique et la sécurité au travail sur l’autel de la confiance des investisseurs et de la reprise de la croissance économique.

Méfions-nous du capitalisme woke.

La légitime explosion de colère qui a suivi le meurtre de George Floyd a immédiatement mis au défi les élites, puisque des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour demander justice. Cependant, cette situation a également fourni une ouverture potentielle, un répit pour les entreprises les plus averties, qui pouvaient ainsi exprimer leur inquiétude pour la vie des travailleurs noirs et de couleur dont ils dépendent, tout en détournant l’attention de l’injustice des conditions de travail.

Depuis le Blackout Tuesday, de nombreux militants ont dénoncé la réponse des entreprises comme une cooptation et une flatterie facile détournant l’attention du travail mené dans différentes villes pour remettre en cause le financement des services de police et demander la rupture des liens entre les forces de l’ordre et les écoles. Cette réponse des entreprises n’est cependant pas une cooptation au sens traditionnel du terme, dans laquelle les pouvoirs en place s’opposent aux forces populaires tout en adoptant leurs dirigeants et leurs idées à contrecœur et par nécessité. Nous assistons plutôt à une convergence idéologique entre le progressisme racial militant de BLM et le libéralisme racial opérationnel du capital. Les manifestations antiracistes contre la brutalité policière et les monuments historiques odieux ne menacent pas le capital comme le font les grèves et les débrayages.
 L’enthousiasme des entreprises pour certains éléments de BLM devrait mettre en évidence deux problèmes fondamentaux de l’antiracisme libéral. Premièrement, comme la demande du Black Power des décennies auparavant, la nature amorphe du slogan et le caractère décentralisé et structuré en réseau d’un activisme anti-politique renforcent une dynamique d’électrons libres à travers laquelle ceux qui sont assis le plus près du trône détermineront en fin de compte ce que BLM signifie en pratique. Et nous savons, grâce à quelques décennies d’expérience en matière de responsabilité des entreprises, qu’en l’absence de pression pour agir autrement, les élites dirigeantes mettront en avant des solutions qui s’inscrivent parfaitement dans le cadre de l’économie de marché, de l’action volontariste, de la focalisation sur des attitudes individuelles, ainsi que de la promotion de l’esprit d’entreprise et de la création de richesses.

Il convient de noter que toutes les « organisations de justice sociale » mentionnées dans la promesse de dons de 10 millions de dollars d’Amazon existaient déjà avant la création du hashtag BLM, qu’aucune ne serait considérée par les militants comme une des principales organisations de BLM et que certaines ne se consacrent pas du tout aux questions de police et de justice pénale.

Deuxièmement, le slogan a ressuscité la notion de « blessure noire universelle », qui peut être opérante dans le cadre de la violence de citoyens faisant justice eux-même et de la police mais qui ne convient pas lorsqu’il s’agit d’expliquer le problème plus large de l’incarcération, ou d’ailleurs des inégalités face aux soins de santé, à l’éducation et aux revenus. Kenneth Frazier, le PDG de la société pharmaceutique Merck, était à juste titre indigné par le meurtre de George Floyd, mais dans sa déclaration publique sur l’incident, il s’est livré à un tour de passe-passe rhétorique que trop de gens acceptent comme un fait social. « Ce que la communauté afro-américaine voit dans cette cassette vidéo », a déclaré M. Frazier, « c’est que cet homme afro-américain, qui pourrait être moi ou n’importe quel autre homme afro-américain, est traité comme moins qu’un être humain ». Il n’y a rien de mal à ce que Frazier s’identifie sincèrement à Floyd. Des millions de personnes ont été choquées et indignées. Cependant, à en juger par les protestations dans les cinquante États et par les images de foules larges et diverses, il n’est pas nécessaire d’être noir pour voir que la police a agi de manière illégale et inhumaine.

Mais surtout,,l’affirmation de M. Frazier selon laquelle cela pourrait lui arriver est manifestement fausse, à moins que vous ne soyez au courant d’un incident où une personne détenant 76 millions de dollars en actions aurait été étranglée par la police lors d’un contrôle de routine. Cet artifice rhétorique permet à Frazier d’être perçu comme un intermédiaire de confiance dans les cercles qu’il fréquente, ce qui donne plus de poids à son appel aux chefs d’entreprise afin qu’ils deviennent une «  force unificatrice  » au lendemain des protestations de masse et des pillages.

Il est également intéressant d’observer à quelle vitesse « Black Wall Street », le centre commercial réservé aux noirs de Tulsa à l’époque de la ségrégation, a été érigé en symbole poignant du paradis perdu pour la classe des cadres noirs, les blancs woke et, ces dernières semaines, des cadres d’entreprise de toutes les couleurs. La plupart des journaux et revues d’affaires importants ont publié des articles commémorant le pogrom de 1921, au cours duquel des justiciers blancs tuèrent des dizaines de citoyens noirs et incendièrent des entreprises le long de Greenwood Avenue et dans les zones résidentielles environnantes.

Dans un récit pour Forbes, Antoine Gara désigne même le patricien de Tulsa O. W. Gurley comme le « Bezos de Black Wall Street », établissant clairement une liaison entre la prospérité perdue et les demandes actuelles de réparations dans le cadre capitaliste. L’histoire de Tulsa est un souvenir tragique de la violence de la ségrégation, mais nous devrions nous rappeler que beaucoup d’autres villes et quartiers noirs ont également été détruits par des attaques racistes lors de la période de reconstruction. Ces communautés, cependant, étaient souvent pauvres, composées de paysans, de nourrices, de bonnes, de dockers et de travailleurs journaliers, avec une activité commerciale formelle modeste, voire inexistante, ce qui, manifestement, ne leur confère pas le même crédit aux yeux des fournisseurs contemporains d’élévation raciale et d’esprit d’entreprise. La réhabilitation de « Black Wall Street » comme allégorie et explication de la disparité de richesse entre Blancs et Noirs devrait être rejetée, en tant qu’incarnation d’une histoire myope et d’un récit idéologique bourgeois.
 Cette mythologie est profonde et ressemble à la nostalgie entretenue vis-à-vis des quartiers noirs perdus du fait de la construction des autoroutes dans les différentes villes du pays. L’injustice de leur destruction est évidente, mais la croyance que ces corridors commerciaux datant de la ségrégation, avec leurs collections de quincailleries, de théâtres, de motels, d’épiceries et d’articles de bricolage, auraient survécu à la déségrégation, et à l’impact des multinationales que sont les grandes surfaces lorsque tant de commerces et de quartiers du centre-ville appartenant à des Blancs ont périclité constitue un fantasme dangereux.

Trop de soi-disant militants de gauche invoquent maintenant le «  réductionnisme de classe  » pour contester toute analyse de classe sérieuse de la société américaine, et ce surtout lorsqu’on aborde le sujet de la vie des Noirs. Et pourtant, je suis convaincu que ces mêmes militants de gauche feraient une génuflexion devant la prétention de Ken Frazier à être représentatif de tous les Noirs, et, face aux utilisations idéologiques de Black Wall Street, ils ne sont probablement pas conscients de la façon dont de telles manœuvres sapent l’avancement d’une politique qui pourrait améliorer la vie du plus grand nombre des Afro-Américains.

S’opposer à la classe des actionnaires.


 Il existe un lien direct entre la vague de manifestations ouvrières d’avril et mai 2020 et les manifestations mondiales liées à la mort de George Floyd. Toutes deux sont des réponses aux conditions désastreuses du capitalisme tardif. Les actions syndicales de printemps étaient les dernières en date des luttes en cours contre une économie de haute technologie et de bas salaires, ce qui n’est pas une caractéristique naturelle du travail, mais une conséquence de l’organisation du travail, du démantèlement des syndicats et de la déréglementation mis en place par les élites dirigeantes. Il doit également être clair que BLM a vu le jour dans le contexte de l’aggravation des conditions créées par la régression néo-libérale, qui a frappé particulièrement durement certaines couches de la population noire. Par exemple, la crise du logement abordable a eu, à des degrés différents, un impact sur de nombreuses communautés afro-américaines. Les démolitions du programme HOPE VI4, qui ont commencé pendant les années Clinton, ont détruit près de cent mille logements sociaux dans des dizaines de villes. Alors que la démolition et la privatisation des logements ont dispersé les travailleurs pauvres à la recherche d’options de logement dans des zones urbaines de plus en plus chères, la crise des prêts hypothécaires à risque a sapé le peu de richesse dont jouissait la dite classe moyenne. A titre d’exemple, mentionnons qu’avant la crise, les Noirs représentaient 72 % des bénéficiaires de prêts immobiliers à Detroit, mais qu’en 2017, ce chiffre était tombé à 48 %.

De nos jours, il est fréquent que trop de gens interprètent le racisme comme un élément constitutif de toute souffrance sociale, inégalité, ou de chaque récit historique. On nous fait croire que le racisme serait « endémique », « enraciné », « systémique », le « péché originel » de l’Amérique, « une maladie », et ainsi de suite. Pourtant, même dans le domaine du maintien de l’ordre, où « voir c’est croire », et où les vidéos virales font de nous tous des témoins, des enquêteurs et des procureurs de ces crimes contre les civils noirs, la race des victimes ne raconte qu’une partie de l’histoire. Une fois que nous regardons au-delà du théâtre urbain où tant de manifestations de BLM se sont déroulées, et que nous nous aventurons sur le plan de l’analyse dans des endroits où il y a peu de personnes noires, le problème du maintien de l’ordre demeure, non pas comme une stratégie de «  contrôle des corps noirs  », mais comme un moyen de discipliner et de gérer les pauvres, les chômeurs et les personnes criminalisées, comme une alternative moins coûteuse que l’investissement dans un salaire social protecteur.

La mort injuste de George Floyd a poussé des millions de personnes à descendre dans la rue, et sa vie devrait nous inciter à réfléchir sérieusement à l’inégalité et à la précarité qui se sont intensifiées dans le contexte de la pandémie mondiale. Il avait quitté le troisième quartier de Houston pour s’installer dans les Twin Cities5 en 2014 grâce à un programme d’un ministère ecclésiastique destiné à donner aux hommes en lutte avec la toxicomanie un nouveau départ et un emploi. Il avait trouvé un emploi de chauffeur de camion et d’agent de sécurité. Comme des millions d’Américains, Floyd a perdu son emploi lorsque le restaurant où il travaillait comme videur a fermé, et en avril, il a été diagnostiqué porteur de la Covid-19. Son utilisation présumée de fausse monnaie reflète l’insuffisance criminelle des minimas sociaux. Sa mort est devenue un puissant symbole mondial de la police raciste, mais sa vie était aussi typique de la détresse de millions d’Américains qui luttent pour survivre dans une économie à bas salaires.

Alors aucun lavage de cerveau, aucune thérapie publique, aucune restauration de monuments ou aucun esprit d’entreprise ne changera les conditions de vie qu’il a connues, et que des millions d’autres endurent encore. Et nous devons construire un mouvement politique pour abolir l’insécurité économique et l’inégalité dont la classe des actionnaires a besoin et que la police doit maintenir.

Traduit de l’anglais par Vivian Petit

Initialement publié dans Jacobin mag en juin 2020 : https://jacobinmag.com/2020/06/blackwashing-corporations-woke-capitalism-protests

PDF: SI_blackwashing_Johnson_2020

1NDT : L’équivalent de « Fuck le 17

2Blackout Tuesday est un mouvement collectif planifié par des éléments de l’industrie musicale pour protester contre le racisme et la violence policière. L’action, organisée en réponse aux décès de George Floyd, Ahmaud Arbery et Breonna Taylor a eu lieu le mardi 2 juin 2020, les entreprises participantes furent encouragées à s’abstenir de diffuser de la musique et de réaliser d’autres opérations commerciales. L’appel à l’action a été lancé par les dirigeants musicaux Brianna Agyemang et Jamila Thomas, directrice principale du marketing chez Atlantic Records. Les entreprises participèrent de différentes manières. Spotify a annoncé qu’il ajouterait un moment de silence de 8 minutes et 46 secondes à certains podcasts et listes de lecture de la journée, durée pendant laquelle le genou de Derek Chauvin fut appuyé contre le cou de Georges Floyd.

4HOPE VI est un programme du ministère américain du logement et du développement urbain. Il vise à revitaliser les pires ensembles de logements sociaux aux États-Unis pour en faire des ensembles à revenus mixtes. Le programme a débuté en 1992, et a été officiellement reconnu par la loi en 1998. En 2005, le programme avait distribué 5,8 milliards de dollars par le biais de 446 subventions fédérales globales aux villes pour ces développements.

5NDT : Minneapolis-Saint Paul

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La théorie du privilège est populaire parcequ’elle est conservatrice. http://solitudesintangibles.fr/la-theorie-du-privilege-est-populaire-parcequelle-est-conservatrice/ Tue, 15 Sep 2020 12:08:46 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=885 Continuer la lecture de « La théorie du privilège est populaire parcequ’elle est conservatrice. »

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La théorie du privilège, en tant qu’élaboration académique formelle, existe depuis au moins 1989, année où Peggy McIntosh a publié l’essai désormais célèbre « White Privilege » : Unpacking the Invisible Knapsack » (« Privilège blanc : Déballer le sac à dos invisible »)1. Cependant, même dans le cadre universitaire des cultural studies, la théorie du privilège était encore assez peu répandue il y a une dizaine d’années. En outre, elle ne fait pas partie des théories qu’on pourrait qualifier d’intellectuellement solides (l’essai de McIntosh ne contient aucune citation), et ses limites en tant que cadre analytique sont assez évidentes. Au début des années 2010, j’ai suivi un programme de doctorat très chargé en cultural studies et je n’ai entendu parler de cette théorie que quelques fois. Si vous n’avez pas obtenu un diplôme en sciences humaines, il y a de fortes chances que vous ne l’ayez pas rencontrée avant 2015, à peu de choses près.

Cette situation pose une question évidente : comment un concept académique obscur, et assez peu novateur, a-t-il pu devenir si rapidement omniprésent ? Comment une compréhension des rapports raciaux aussi singulière (et, pour être honnête, aussi étrange et aliénante) est-elle devenue celle en usage, à tel point que des entreprises qui ont encore recours à l’esclavage et continuent à produire des crèmes blanchissantes pour la peau sont maintenant quasiment obligées de publier des déclarations dénonçant l’existence de ce privilège blanc ?

En termes simples, l’essor rapide de la théorie des privilèges est dû au fait que cette théorie est fondamentalement conservatrice. Pas conservatrice au sens culturel du terme, bien sûr. Mais, si nous comprenons le conservatisme comme une approche de la politique qui cherche avant tout à maintenir les structures de pouvoir existantes, alors la théorie des privilèges est l’équivalent au sein des cultural studies de la phrénologie ou de l’école autrichienne d’économie.

Cette prise de conscience pose une deuxième question, beaucoup plus grave : comment un concept aussi régressif et inutile que le privilège structure-il la vision du monde fondamentale de personnes qui se présentent comme des progressistes et dont l’image d’elles-mêmes est fondée sur la conviction qu’elles s’efforcent de remédier à l’injustice ? C’est ce que nous proposons de creuser.

Tout d’abord, empruntons un chemin bien rodé et établissons l’inutilité du privilège en tant qu’objectif analytique. Nous commencerons par deux observations fondamentales : 1) dans l’ensemble, les Blancs ont plus de facilité à vivre aux États-Unis que les personnes non-blanches, et 2) le racisme systémique existe, du moins dans la mesure où les non-Blancs rencontrent des obstacles qui leur rendent plus difficile l’accès à la sécurité et la réussite matérielle.

Je pense qu’une grande majorité des Américains seraient d’accord avec ces deux déclarations – environ 80 %, y compris, parmi ceux-ci, de nombreuses personnes que vous et moi considérons comme clairement racistes. Ces affirmations sont évidentes et indéniables, comme le sont celles proclamant que « les politiciens sont corrompus » et « les bonnes choses sont bonnes et les mauvaises sont mauvaises ». Elles ne contiennent rien de difficile à admettre, ni de révolutionnaire.

Aussi simplistes que ces déclarations puissent être, la théorie des privilèges tente de faire de ces constats le niveau principal de toutes les compréhensions des systèmes sociaux et de l’interaction humaine. D’où l’accent mis sur la reconnaissance des privilèges comme fins et moyens de la justice sociale. Nous devons continuer à admettre les privilèges, continuer à mettre en avant notre conscience de ceux-ci, encore, encore et encore, puisque la vigilance est tout, et qu’il n’y a rien au-delà de la conscience.

Bien sûr, reconnaître l’existence d’inégalités ne se confond pas avec l’action pour y mettre fin. La prise de conscience peut être une condition préalable importante (mais pas nécessairement indispensable) au changement, mais elle ne conduit pas, en soi, au changement.

Je le dis depuis des années, mais l’argument est toujours d’actualité : ceux qui défendent la théorie des privilèges n’expliquent presque jamais comment la prise de conscience peut, en elle-même, entraîner un changement. Même dans la situation hypothétique la plus généreuse, où toute interaction humaine est précédée d’une énonciation formelle de la dynamique de pouvoir fondée sur la race actuellement à l’œuvre, cette reconnaissance ne change rien. Pour la simple et bonne raison qu’il n’y a jamais de deuxième étape.

Certaines personnes ont suggéré de passer à la deuxième étape. Mais les suggestions sont généralement ignorées et, dans les rares cas où elles sont prises en compte, elles sont systématiquement rejetées, souvent pour des motifs incroyablement spécieux et malhonnêtes. Pour en venir à un autre point bien connu, examinons la campagne présidentielle de Bernie Sanders. La majorité des critiques progressistes de Sanders admettent que le bilan du sénateur en matière de justice raciale est impeccable et que son programme aurait fait beaucoup plus que celui de ses adversaires pour remédier aux inégalités raciales. Tout le monde est d’accord sur ce point, mais on nous dit que rien de tout cela n’a d’importance.

Sanders a abandonné la course il y a près de trois mois [Ndt : en avril 2020], et pourtant, la semaine dernière [le 19 juin 2020], le New York Times a publié un autre article à succès2 expliquant que même si les politiques qu’il aurait menées auraient bénéficié aux Noirs, le fait qu’il s’était écarté de normes discursives arbitrairement admises le rendait trop problématique pour être soutenu.

L’article a été rédigé par Sidney Ember, une spécialiste de Wall Street, qui cite des lobbyistes anonymes de la finance et de l’assurance maladie pour affirmer que la réglementation financière est raciste3. Ember, comme la majorité des néolibéraux, a du mal à concilier son vague soutien aux récentes manifestations, avec le fait qu’elle est payée pour mentir sur les personnes qui tentent d’améliorer les conditions existantes. Maintenant que les gens réclament avec force des changements, le Times l’a redéployée pour expliquer pourquoi le changement est en fait mauvais, même s’il est bon.

Comment ces personnes peuvent-elles à la fois défendre le fait que les Noirs n’auront pas accès à une couverture santé universelle, et s’apitoyer sur les taux de la mortalité liée à la Covid, disproportionnés sur le plan racial ? Elles sont équivoques. Elles s’appuient essentiellement sur la pureté rhétorique, et dénoncent une politique a priori aveugle à la race. Bernie n’a jamais dit « privilège blanc ». Bon, d’accord, il l’a fait, mais il ne l’a pas dit sur le bon ton, ou pas assez souvent, et c’est bien là le problème. Citons Ember :

« Ainsi, au sein d’un mouvement national pour la justice raciale qui s’est implanté après les meurtres très médiatisés d’hommes et de femmes noirs, certains progressistes reconnaissent également que leurs prises de parole sur le racisme, y compris celles de leurs représentants, ne semblent pas avoir rencontré ni anticipé la force de ces protestations.

Kimberlé Crenshaw, la juriste qui fut la pionnière du concept d’intersectionnalité pour décrire la manière dont les différentes formes de discrimination peuvent se chevaucher, a déclaré que M. Sanders a dû faire face au fait que parler avec force de l’injustice raciale a traditionnellement aliéné les électeurs blancs – en particulier les électeurs blancs de la classe ouvrière qu’il cherchait à gagner. Mais c’est là que le fait de considérer la classe comme une « expérience aveugle à la couleur » devient une limite pour les progressistes blancs. « La classe ne peut pas vous aider à voir les contours spécifiques de la disparité raciale », a-t-elle déclaré.

Beaucoup d’autres institutions, a-t-elle fait remarquer, progressent maintenant plus rapidement qu’un parti qui est la base politique de la plupart des électeurs afro-américains. « Nous sommes à un moment où toute entreprise digne de ce nom parle de racisme structurel et anti-noir, et ces propos surpassent même ceux des candidats du Parti démocrate » , a-t-elle déclaré. »

L’argument de Crenshaw ici mentionné est que les déclarations de soutien vides de sens et totalement immatérielles provenant des multinationales sont plus substantielles et plus importantes que des propositions politiques qui auraient réellement abordé les inégalités raciales. Une telle conception est stupéfiante. Une étreinte à gorge déployée de l’entropie comme praxis.

Crenshaw a commencé à suivre les primaires en tant que partisane de Warren4, mais a donné son soutien à Bernie une fois que la course s’est réduite à deux candidats viables. Ce fait n’est pas mentionné, et Ember ne ressent pas le besoin d’aborder les dizaines de faux pas rhétoriques de Biden concernant la race (peut-être vous souvenez-vous qu’il a commencé sa course à la présidence en racontant une histoire décousue sur la fois où il s’est battu avec un « bon à rien » noir nommé Corn Pop5, ou de sa plus récente affirmation selon laquelle « vous n’êtes pas noir » si vous ne votez pas pour lui). L’affirmation – non pas l’implication, l’affirmation, directe et indéniable – est que le ton et la posture sont plus importants que les propositions matérielles, mais aussi que les préoccupations concernant le ton et la posture ne doivent être soulevées que pour délégitimer ceux qui ont osé faire des propositions qui pourraient en fait améliorer les choses.

L’essor de la théorie des privilèges marque le triomphe de l’indignation sélective, la classe dirigeante et ses laquais médiatiques ayant reçu le pouvoir de rejeter toute proposition de changement matériel sur la base de normes trop absurdes pour être appliquées de manière équitable ou cohérente. Ce concept est d’une immense utilité pour ceux qui souhaitent perpétuer le statu quo. Et c’est, plus que tout, la raison pour laquelle il a connu un tel succès, si rapidement. Cependant … pourquoi les gens sont-ils tombés dans le piège de quelque chose d’aussi manifestement lâche et régressif ? Pourquoi si peu de gens honnêtes sont-ils capables d’émettre la moindre critique à son encontre ?

Nous pouvons répondre à cette question en examinant clairement ce qu’implique réellement le privilège. Et c’est là que les choses deviennent vraiment, vraiment sinistres :

Quels sont les effets matériels du privilège, du moins tels qu’ils sont imaginés par ceux qui pensent que le concept doit être soutenu, et la réalité qu’il décrit éradiquée ? Une personne privilégiée vit sa vie en espérant qu’elle ne rencontrera pas d’obstacles excessifs à sa réussite et à son épanouissement en raison de ses marqueurs identitaires, qu’elle ne sera pas soumise à une surveillance constante et/ou ne subira pas de graves conséquences pour des délits mineurs ou arbitraires, et que la police ne pourra pas l’assassiner selon son bon vouloir. Les effets du « privilège » sont ce que nous aurions pu appeler autrefois « liberté » ou « dignité ». Jusqu’à très récemment, les progressistes considéraient ces faits non pas comme problématiques, mais comme une base de référence humaine, une norme que toute personne décente devrait défendre, en considérant qu’il fallait se battre pour que tous nos concitoyens puissent en bénéficier.

Nous voyons ici l’utilité de l’utilisation du terme spécifique « privilège ». Tout comme les politiciens soucieux d’austérité dénoncent l’idée que la sécurité sociale serait un « dû», l’association de la dignité et des privilèges donne l’impression de quelque chose d’immérité que personne, et encore moins les membres de groupes racialement favorisés, ne pourraient espérer pour eux-mêmes à moins d’être aveuglés par l’égoïsme et dorlotés par une structure sociale insuffisamment cruelle. Le problème n’est donc pas que les humains soient brutalisés de manière sélective. La brutalité est la base de référence, l’ordre naturel, la constante inévitable qui n’a pas été introduite dans notre société mais qui est simplement ce qui fonde la société, et la fondera toujours. Le problème, au contraire, est que certaines personnes sont exemptées de certaines formes de brutalité. Le problème est que la douleur ne va pas assez loin.

Nous sommes une nation qui vénère la cruauté et l’autorité. Tous les Américains, quel que soit leur sexe ou leur race, sont unis dans le fait d’être des combattants qui prennent plaisir à se blesser les uns les autres, qui ne manqueront jamais de trouver des moyens de rationaliser leur propre cruauté, même s’ils dénoncent la cruauté des autres. Dès la naissance, on nous enseigne que la vie humaine n’a aucune valeur, que la réussite matérielle est moralement auto-validante et que ceux qui souffrent méritent de souffrir. C’est là notre véritable rupture culturelle : une haine profonde et fondamentale des uns envers les autres et envers nous-mêmes. Elle transcende tous les marqueurs d’identité. Elle nous souille tous. Et c’est pourquoi nous avons tous foncé tête baissée dans une compréhension régressive et idiote de la race, à un moment où nous avons désespérément besoin de nous unir et de nous aider les uns les autres.

Traduit de l’anglais par Vivian Petit

Initialement publié sur le blog White Hot Harlots en juillet 2020, https://whitehotharlots.tumblr.com/post/621555436263522304/privilege-theory-is-popular-because-it-is

PDF: SI_théorie du privilège conservatrice_WHH_2020

1McIntosh Peggy, « Privilège blanc : déballer le sac à dos invisible », iaata.info, 2014, https://iaata.info/Privilege-blanc-deballer-le-sac-a.html

2Ember Sydney, « Bernie Sanders predicted revolution, just not this one », nytimes.com, 19/06/2020, https://www.nytimes.com/2020/06/19/us/politics/bernie-sanders-protests.html

3Halper Katie, « Meet Sydney Ember, the New York Times’ Senior Anti-Bernie Correspondent », jacobinmag.com, 02/07/2019, https://www.jacobinmag.com/2019/07/bernie-sanders-sydney-ember-new-york-times,

4Elizabeth Ann Warren, née Herring le 22 juin 1949 à Oklahoma City, est une femme politique et universitaire américaine. Membre du Parti démocrate, elle siège au Sénat des États-Unis depuis le 3 janvier 2013, pour le Massachusetts. Figure influente au sein de l’aile gauche du Parti démocrate et populaire parmi les progressistes, elle dénonce régulièrement les « abus » de la finance mondiale. Elle est candidate aux primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020 mais se retire de la course le 5 mars 2020, n’ayant remporté aucun scrutin.

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Gustav Landauer, Martin Buber et l’avenir de la ZAD – Jean Baudry http://solitudesintangibles.fr/gustav-landauer-martin-buber-et-lavenir-de-la-zad-jean-beaudry/ Tue, 08 Sep 2020 05:56:20 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=875 Continuer la lecture de « Gustav Landauer, Martin Buber et l’avenir de la ZAD – Jean Baudry »

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« Humains des métropoles, la fringale de terres doit s’emparer de vous. » Gustav Landauer

Initiée dans les années 1970 par les habitants de Notre-dame-des-Landes et de ses environs, renforcée dès 2012 par le mouvement d’occupation qui avait décidé d’habiter la Zad aux côtés des agriculteurs historiques ayant refusé de vendre leurs terres à Vinci, la lutte contre la destruction du bocage et la construction d’un nouvel aéroport en périphérie de Nantes, fruit d’une composition politique large, fut finalement victorieuse. Il n’y aura pas d’aéroport à Notre-dame-des-landes, 1200 hectares de terre agricoles sont sauvées du bétonnage, et c’est maintenant la question de leur usage par le mouvement qui se pose.

C’est dans ce contexte de réflexions sur l’avenir de la Zone que s’est tenu le troisième rassemblement Zad en vies les 29 et 30 août 2020, émaillé de réflexions sur l’agriculture, l’habitat non conventionnel, l’écologie, l’antiracisme, le féminisme et les révoltes aux quatre coins du monde. Parmi ces discussions, une présentation des idées de Gustav Landauer (1870-1919), activiste, poète, et principal théoricien du socialisme libertaire en Allemagne, a retenu notre attention. Cette discussion, animée par Anatole Lucet (traducteur de l’Appel au socialisme de Landauer) et plusieurs habitants de la Zad fut aussi l’occasion de réfléchir au lien entre la prise de terres et la participation aux luttes. Car si la lecture de Landauer intéresse autant certains habitants de Notre-dame-des-landes et leurs proches, c’est notamment parce que la question principale qui parcourt son œuvre est celle des conditions de la création de nouvelles communautés, et de leurs places dans la révolution.

Landauer, Buber et l’Alliance socialiste.

Ayant développé ses conceptions sur l’anarchisme et le socialisme dans le contexte du passage à l’agriculture industrielle, Landauer a notamment analysé le passage d’une société de communautés à une société contractuelle, ainsi que le développement de la concentration urbaine. C’est donc à partir de ce constat que s’est posée la question de l’édification de nouvelles communautés, qui, pour Landauer, ne pouvaient se constituer que par l’occupation de terres et l’action révolutionnaire. La saturation des espaces et l’entassement des travailleurs dans les villes ne permettant pas la reprise en main de zones suffisamment larges pour y développer de nouvelles formes de vies

communautaires, Landauer a donc prôné le développement de communautés de lutte dans les campagnes, et la prise du foncier rural.

Face à une orthodoxie marxiste pensant la révolution à partir du mythe du développement des forces productives et de l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions, qui permttrait in fine à la révolution prolétarienne de jouir des fruits du progrès technique dans une société débarrassée du capital, Landauer écrira à l’inverse que « Le socialisme ne croîtra pas à partir du capitalisme. Il croîtra à rebours du capitalisme ».

Le socialisme (ou l’anarchisme, tant l’auteur utilise les deux termes comme des synonymes) défendu par Gustav Landauer est donc lié à la nécessité de construire ici et maintenant, avant la chute finale, d’autres communautés et d’autres rapports sociaux. Il s’agit donc aussi d’un socialisme culturel, basé sur la nécessité de transformer les rapports entre les individus, et non de simplement changer la représentation politique. Pour cela, Landauer s’est donc opposé aux attentats anarchistes, qui conduisent à réduire la révolution au renversement de la personne à la tête de l’État. Considérant que les communautés agraires qu’il s’agissait de créer préfiguraient la vie que la révolution rendrait possible, Landauer s’est opposé à des notions telles que l’État ouvrier, ou le parti, instance de représentation dont l’existence serait prolongée par l’électoralisme. La perspective défendue par Landauer est celle d’une contre-société qu’il faudrait faire croître par la prise de terres et par la lutte, jusqu’au renversement du capitalisme.

C’est dans ce contexte qu’en 1908, attaché à la construction de communautés réelles et lassé de la fréquentation de groupes d’intellectuels idéalistes persuadés que les masses finiraient par les suivre, Gustav Landauer, en compagnie d’Erich Mühsam, Martin Buber et Margarethe Faas-Hardegger, créèrent le Sozialistischer Bund, Ligue ou Alliance socialiste.

Si elle est notamment connue pour sa défense de l’idée d’une grève générale visant à empêcher le déclenchement de la première guerre mondiale, l’Alliance socialiste fut aussi une Fédération d’une quinzaine de communautés, fondées sur l’achat de terres pour tenter de doter le prolétariat d’une force matérielle.

Cette défense de l’instauration du socialisme via la création de communautés agricoles inspirera par la suite les premiers kibboutzim en Palestine. Notons cependant qu’à l’inverse de Buber, Landauer n’était pas sioniste, et souhaitait que la création de ces communautés se fasse en Allemagne. Juif lui-même, Landauer critique à la fois le particularisme inhérent au sionisme en tant que mouvement nationaliste, et la colonisation de la Palestine.

Des années plus tard, Martin Buber, put quant à lui dresser le bilan des premiers kibboutzim en Palestine, et faire la liste des trois types d’échecs auxquels une communauté de lutte peut faire face. L’échec peut d’abord résulter de l’implosion du collectif, lié aux dissensions internes. Mais, l’échec peut aussi consister dans la réussite au sein du capitalisme, jusqu’à en intégrer les critères. Enfin, une communauté de lutte est en échec si elle se suffit à elle-même, et ne se lie plus à différents groupes et aux autres combats.

Les communautés de lutte et la Zad aujourd’hui.

Alors que se pose aujourd’hui, à la Zad de Notre-dame-des-landes, la question du devenir de la communauté, et de son inscription dans des luttes plus larges, il n’est pas étonnant que les réflexions de Landauer et de Buber accompagnent une partie des habitants de la Zone1. Ceux qui ont défendu le bocage pendant des années et continuent à l’habiter partagent en effet avec les membres de l’Alliance socialiste la volonté de ne pas s’en remettre aux lois de l’Histoire pour faire advenir la révolution, tout en affirmant que la possibilité de celle-ci ne dépend pas seulement du volontarisme de quelques-uns de ses partisans, mais aussi d’une capacité matérielle d’organisation.

Ainsi, au-delà des manifestations, des émeutes, ou de la lutte contre les grands projets nuisibles à l’environnement, la persistance de la Zad s’explique par la défense d’une capacité à s’organiser et vivre autrement. Contrairement à ce qui a pu être craint par quelques observateurs distants, la pérennisation de la Zad de Notre-dame-des-landes ne s’inscrit pas dans une démarche de retrait. Les interventions politiques d’habitants de la Zad, la force matérielle mise au service des luttes, les liens entretenus avec des syndicalistes, des groupes autonomes, des militants écologistes, antiracistes, ou avec des Gilets jaunes, le ravitaillement des occupations, l’appui à la lutte menée en ce moment au Carnet contre l’agrandissement du port de Saint-Nazaire et la destruction d’un espace naturel peuvent en témoigner.

La Zad n’est pas une utopie, mais à la fois un espace de soutien aux luttes et à d’autres collectifs, un lieu de réunions, un espace d’expérimentations agricoles, un terrain de réflexions sur la mise en place d’autres formes de médiations, d’organisations, de productions. Si le rachat des terres ou la signature de baux n’est pas une fin en soi, ni une façon suffisante de mettre en cause la propriété foncière et la gestion du territoire, elle est un moyen pour que les luttes disposent à la fois de lieux collectifs et d’une production agricole, laquelle a ces derniers mois permis de ravitailler différents piquets de grève ainsi que plusieurs lieux occupés.

C’est aussi pour cela se réunit régulièrement à la Zad une Assemblée des usages, réunion permettant de penser ensemble la suite de la vie sur la Zone, maintenant que le projet d’aéroport a été abandonné, à laquelle sont notamment associés les membres de l’association « Poursuivre ensemble », créée par ceux de l’ACIPA (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes) souhaitant continuer à penser l’avenir de la Zad.

À regarder ce qui a été fait ces dernières années, ceux qui ont continué à faire vivre la Zad ne semblent donc pas tombés dans les pièges signalés par Martin Buber, à savoir la perte de lien avec l’extérieur ou une institutionnalisation soumise à des critères opposés à ceux qui guidaient préalablement la communauté de lutte. À ceux qui en doutaient, l’accueil à la Zad de nombreux collectifs ces dernières semaines, pour échanger à propos des luttes en cours et tisser des liens, en est la preuve. Et comme le disait un paysan de Notre-dame-des-landes suite à la discussion autour des idées de Landauer et Buber, « le tracteur que l’on achète pour les travaux agricoles à la Zad et que l’on ramène devant les grilles de la préfecture de Nantes est la métaphore de la capacité à remettre en jeu ce qui a été acquis » …

PDF: SI_Zad landauer_Baudry_2020

1Un an avant cette discussion tenue dans le cadre de Zad en vies, Landauer était déjà cité dans le texte « Prises de terre(s) », disponible sur Lundimatin ainsi qu’en brochure : https://lundi.am/ZAD

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Pourquoi les théories conspirationnistes d’extrême-droite sont-elles à ce point obsédées par la pédophilie ? – Ali Breland http://solitudesintangibles.fr/pourquoi-les-theories-conspirationnistes-dextreme-droite-sont-elles-a-ce-point-obsedees-par-la-pedophilie-ali-breland/ Mon, 07 Sep 2020 13:38:37 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=863 Continuer la lecture de « Pourquoi les théories conspirationnistes d’extrême-droite sont-elles à ce point obsédées par la pédophilie ? – Ali Breland »

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Le texte qui suit, publié en août 2019 dans la revue américaines Mother Jones, traite des différentes paniques morales autour de la pédophilie dans le contexte états-unien, ainsi que de plusieurs théories du complot y afférant. Ces théories du complot pédophile sont ici analysées comme relevant d’un discours réactionnaire de défense de la famille traditionnelle contre une menace extérieure, bien qu’on puisse parfois noter une porosité entre ce complotisme et des discours plus larges ordonnant de « toujours croire les victimes » et « protéger l’innocence des enfants ».

Si les exemples cités dans l’article proviennent des États-Unis, des rumeurs analogues peuvent circuler en France. En 2014, dans un contexte de polémique et de fantasmes autour de la « théorie du genre », des enfants étaient retirés des écoles de peur que la masturbation, la sodomie ou le travestissement leur soient enseignés, suite à des rumeurs propagées par des associations religieuses et des réseaux d’extrême-droite proches d’Alain Soral. Plus récemment, en août 2020, à Paris, la pizzeria Pizza Girl était accusée sur les réseaux sociaux, à partir d’interprétations délirantes, d’être la vitrine d’un réseau pédophile. Si les rumeurs liées à un complot pédophile émanent le plus souvent de l’extrême-droite, des milieux complotistes et/ou religieux intégristes et sont associées à la défense de la famille traditionnelle et à la nostalgie d’une stabilité sociale fantasmée, elles se retrouvent parfois à gauche et dans les mouvements féministes. Ainsi, en septembre 2020, une plaque rendant hommage à Guy Hocquenghem dans la rue où il avait habité, était retirée par la mairie de Paris, suite à la pression d’une coalition allant de militantes féministes « intersectionnelles » à l’Association Enfants Prévention Actions Pédocriminalité Inceste (EPAPI) et l’Association internationale des victimes de l’Inceste (AIVI), dont les principaux combats sont la dénonciation d’une justice considérée comme complice des pédophiles, et, dans le cas de l’AIVI la lutte contre les cours d’éducation sexuelle à l’école, qui relèveraient de la « perversion » et viseraient à « attaquer l’enfance afin de la formater vers une quête de jouissance sexuelle précoce »1.

Dans le communiqué signé par cette coalition, Guy Hocquenghem était décrit comme un proche de Gabriel Matzneff et « l’un des pires apologistes de la pédocriminalité que la France ait jamais compté ». S’il serait tout à fait possible, et souhaitable, de chercher à tirer le bilan des discours tenus dans les années 70 à propos de la libération sexuelle, qui ont parfois sous-estimé certains abus de pouvoir, et trop souvent considéré qu’il ne pouvait y avoir viol s’il n’y avait pas de violence, la manière de désigner ici Guy Hocquenghem comme « l’un des pires apologistes de la pédocriminalité » pour sa critique, en compagnie de nombreux autres intellectuels et militants homosexuels, des lois qui réprimaient alors les rapports sexuels entre majeurs et mineurs relève d’un anachronisme grossier.

Il faut en effet rappeler que, si la majorité sexuelle est aujourd’hui de 15 ans, jusqu’en 1982, des homosexuels majeurs dont le partenaire avait à peine moins de dix-huit ans (et moins de vingt-et-un ans jusqu’en 1974) étaient, en vertu de lois datant du régime de Vichy, fréquemment interpellés par la police sur demande des parents du mineur. Guy Hocquenghem a signé plusieurs pétitions contre ces lois et les signataires ont en partie obtenu gain de cause. En effet, cette campagne a débouché en 1982 sur le remplacement du crime d’« attentat à la pudeur sur mineurs » par le délit d’ « atteinte sexuelle sur mineurs », passible du tribunal correctionnel et non plus des assises, ainsi que sur l’alignement des majorités sexuelles à 15 ans, mettant fin à une discrimination entre hétérosexuels et homosexuels. Le débat sur l’âge auquel un adolescent pouvait entretenir une relation avec un adulte s’est alors progressivement clos, et, sauf à considérer que les lois actuelles encourageraient la « pédocriminalité », il semble erroné de considérer comme « pro-pédophile » la critique des lois en vigueur dans les années 1970 par Guy Hocquenghem ou d’autres intellectuels et militants de l’époque, fût-elle formulée de façon provocante voire outrancière.

Jusqu’à ces dernières années, l’extrême-droite était relativement seule à continuer à propager l’amalgame entre les mouvements homosexuels, les luttes sociales et la défense de la pédophilie. Nous constatons aujourd’hui que l’extrême-droite n’est plus la seule à propager de tels discours, bien que les formulations et les fondements matériels de ces derniers soient sensiblement différents lorsqu’ils se retrouvent dans d’autre milieux.

Les auteurs de discours réactionnaires décrivant des élites dépravées souhaitant s’en prendre aux enfants semblent guidés par l’angoisse face à l’ébranlement des formes sociales et des conceptions genrées traditionnelles. Dans le cas de certaines militantes féministes, comme celles s’étant opposées à l’existence d’une plaque rendant l’hommage à Guy Hocquenghem, nous pouvons supposer que, faute d’un rapport de force suffisant pour améliorer les conditions de vie des femmes ou des minorités, il s’agit d’exister politiquement par la polémique médiatique et, s’il le faut, par la calomnie.

Et malgré de nombreuses divergences, il arrive aussi que l’extrême-droite et une partie de la gauche colportent les mêmes rumeurs. Ainsi, en 2018, suite à la « loi Schiappa » créant un nouveau délit d’ « atteinte sexuelle sur mineur de moins de quinze ans avec pénétration », le gouvernement était accusé, tant par l’extrême-droite que par une partie de la gauche et du féminisme, de viser une suppression de la qualifications des viols sur mineurs, alors qu’aucune infraction n’était supprimée, et qu’aucune réforme n’assouplissait la définition du viol sur mineur. Plus récemment, dans une pétition s’opposant à la nomination de Gérald Darmanin et d’Eric Dupond-Moretti signée par l’essentiel des représentantes du féminisme institutionnel2, le reproche principal fait à ce dernier était d’avoir, en tant qu’avocat, défendu ses clients, quelle que soit la gravité des faits dont ils étaient accusés … Encore plus surprenant, les acquittés d’Outreau, dont l’innocence avait été démontrée et reconnue après des années de prison, et qui avaient reçu les excuses du procureur, du juge, du gouvernement et du président de la République, étaient désignés dans cette pétition comme des « pédocriminels » ayant échappé à la condamnation à cause d’un avocat sans scrupule… Les signataires reprenaient ici une théorie complotiste, populaire notamment dans les réseaux soraliens.

Comme l’avait démontré l’affaire Outreau, si les rumeurs sont parfois simplement ridicules, il arrive aussi que les paniques morales, conjuguées au populisme pénal et au recul des droits de la défense, puissent détruire des vies. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de simples fantasmes sur les« élites dépravées », d’accusations nominatives formulées sur la base de rumeurs, ou de la critique anachronique de tel ou tel penseur décédé il y a plusieurs décennies, les discours complotistes sur la pédophilie s’avèrent surtout profondément régressifs et nuisent à la nécessaire lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants.

L’histoire est toujours la même, de la panique autour des crèches à QAnon : elle ne concerne pas réellement les enfants. La question est plutôt celle de la peur face à un ordre social qui change.

Les enfants étaient sodomisés dans des tunnels souterrains secrets. Leurs ravisseurs buvaient du sang devant eux, et mettaient en scène des sacrifices rituels sataniques. Parfois, les enfants étaient filmés à des fins pornographiques. Au total, plusieurs centaines d’enfants ont été soumis à ce traitement. Et tout cela se passait au milieu d’un quartier sûr, où aucun crime n’était censé se produire, et encore moins des crimes à ce point atroces et innommables.

Non pas que quelqu’un d’autre ait été témoin des abus. Il n’y avait pas non plus de preuves évidentes que cela avait réellement lieu. Mais les gens étaient sûrs que c’était réel. Cela semblait trop logique pour être inventé, ils étaient tous d’accord. « Tout semblait concorder », disait l’un d’entre eux. Des centaines, peut-être des milliers, d’Américains, par ailleurs normaux et relativement équilibrés, croyaient réellement qu’un énorme réseau de pédophiles occultistes opérait sous le nez de la population.

Le scandale de l’établissement préscolaire McMartin dans les années 1980 était une sorte de version analogique du Pizzagate, plus récent, qui s’inscrivait dans une panique morale, à la fois intense et malsaine, à propos de la maltraitance souterraine des enfants. Même si les crimes présumés se seraient déroulés à des milliers de kilomètres et à plusieurs décennies d’intervalle, dans des circonstances très différentes, les deux théories du complot partagent les mêmes contours grossiers.

La saga McMartin a commencé en 1983 avec les accusations de la mère d’un garçon et s’est amplifié au point d’englober des affirmations fantasques au sujet d’un gigantesque réseau de pédophiles tapi sous une école maternelle de Manhattan Beach, en Californie. Le Pizzagate fut élaboré pendant la campagne présidentielle de 2016 et affirmait que des personnalités du Parti démocrate dirigeaient un réseau pédophile dans des tunnels sous la pizzeria Comet Ping Pong dans un quartier résidentiel de Washington. Ces deux affaires ont débouché sur de nouvelles théories.

Au milieu d’une hystérie nationale totale, McMartin a engendré une série de théories du complot à propos des garderies, tandis que le Pizzagate a conduit à QAnon, une théorie du complot encore plus bizarre, qui postule que le président Donald Trump serait sur le point d’arrêter une foule d’élites libérales coupable d’avoir facilité et participé à un vaste réseau d’exploitation sexuelle d’enfants. Ces deux théories s’appuient sur des craintes naturelles concernant la sécurité des enfants et les ont intégrées à des phénomènes nationaux, ayant des ramifications dans le monde réel. Dans les deux cas, il s’agissait évidemment de fictions.

Les théories conspirationnistes centrées sur la vulnérabilité des enfants ne sont ni nouvelles ni spécifiquement américaines. Les allégations de meurtres d’enfants chrétiens par des Juifs, et d’utilisation de leur sang dans des rituels remontent au minimum au XIIème siècle et ont ressurgi de temps à autre depuis lors. Bien avant cela, les chrétiens étaient soupçonnés d’accomplir des rites similaires. « Blesser des enfants est l’une des pires choses dont on puisse accuser une personne. C’est un moyen facile de diaboliser votre ennemi », explique Kathryn Olmsted, professeur d’histoire à l’université de Californie-Davis, qui a étudié les théories du complot.

Pourquoi les théories du complot sur la maltraitance des enfants explosent-elles dans la conscience du public à certains moments ? Les raisons invoquées pour expliquer la résonance particulière du Pizzagate et de QAnon tendent à se concentrer sur les pathologies de l’écosystème médiatique – bulles épistémiques, polarisation, croissance incontrôlée des médias sociaux. Mais, des années avant la fracture de la culture de masse et à l’aube de Reddit et 4chan, les accusations de McMartin ont alimenté un spectacle national au sein duquel des dizaines de personnes ont été accusées à tort de crimes sexuels contre des enfants.

La continuité entre l’affaire McMartin et le Pizzagate suggère une explication plus large des théories du complot pédophile. Elles ne sont pas le simple produit de dysfonctionnements au sein de notre culture médiatique, mais une conséquence du fonctionnement normal de la politique réactionnaire.

Richard Beck, dans We Believe the Children : A Moral Panic in the 1980s, situe les racines de la théorie de la conspiration de McMartin dans le progrès social de la décennie précédente – en particulier dans les gains obtenus par les femmes. « Dans les années 1980, il y a eu une forte et vicieuse réaction anti-féministe qui a permis aux théories du complot de s’implanter », me dit Beck. « Dans les années 1970, les femmes des classes moyennes et supérieures avaient commencé à travailler à temps plein et à ne plus être des femmes au foyer ». C’était l’aube de ce que l’économiste Claudia Goldin a appelé « la révolution tranquille ». Grâce notamment à une liberté plus grande permise par la contraception, les horizons professionnels s’étaient suffisamment élargis à la fin des années 1970 pour que les femmes deviennent, selon les termes de Goldin, « des participantes actives qui négocient de manière assez efficace au sein du ménage et sur le marché du travail ». Elles construisaient désormais leur identité en dehors du contexte de la famille et du ménage.

La famille patriarcale était assiégée, comme l’observaient les conservateurs, et les crèches étaient devenues la représentation physique des forces sociales qui les accablaient. « Vous avez eu cette résurgence des conservateurs sous l’impulsion de Reagan », dit Beck, « et les crèches étaient considérées au minimum comme suspectes, sinon comme une force délibérément mauvaise issue du féminisme ».

La crèche occupait une place importante dans la diabolisation mise en place par la droite. Dès les années 1960, les conservateurs mettaient en garde contre le fait que les garderies « étaient un complot communiste visant à détruire la famille traditionnelle », comme l’écrit la sociologue Jill Quadagno dans The Color of Welfare. En 1971, le président Richard Nixon mettait son veto à la loi sur le développement global de l’enfant, qui aurait établi un système national de garderie. Dans le message justifiant son veto, Nixon avait recours au langage anti-communiste que lui avait soufflé son assistant spécial, Pat Buchanan, en affirmant que le programme aurait engagé « la vaste autorité morale du gouvernement national du côté des approches communautaires de l’éducation des enfants en opposition à l’approche centrée sur la famille ». Au sein d’une décennie voyant une hausse des taux de divorces, nous pouvons au moins dire que le complotisme et le conservatisme social peuvent jouir d’un mariage heureux. Lorsque Judy Johnson a dénoncé, en 1983, les abus sexuels commis par une enseignante de l’école maternelle McMartin sur son enfant, le pays était déjà prêt à affronter le pire, après plus d’une décennie d’alarmisme sur la prise en charge des enfants.

Bien sûr, il est évident que ce n’est pas seulement le mouvement des femmes et leur place sur le marché du travail qui a créé les conditions d’une panique réactionnaire. Il y avait d’autres facteurs. La campagne anti-viol des années 1970, écrit l’historien Philip Jenkins dans Moral Panic, avait « formulé les concepts et le vocabulaire qui allaient devenir partie intégrante de l’idéologie de la protection de l’enfance », en particulier un « refus de ne pas croire » la parole des victimes. Les développements sur l’amnésie traumatique et les souvenirs refoulés avaient créé un consensus thérapeutique autour des allégations d’abus sexuels des enfants : « Être prêt à croire l’incroyable », comme le disait le livre d’auto-support The Courage to Heal. « Croyez le survivant… Personne ne fantasme l’abus ». Et le mouvement anti-sectes de la fin des années 1970 avait fait naître le spectre de cabales sataniques se livrant à des sacrifices humains et à d’autres comportements sinistres.

Beck compare les théories du complot à des paraboles. Celles qui trouvent leur public sont celles qui valident le mieux les anxiétés d’un groupe, le tort étant attribué à des étrangers. Dans un article de 2017 sur le Pizzagate et les complots pédophiles, le professeur de psychologie Jim Kline, aujourd’hui au Northern Marianas College, soutient que les théories du complot « naissent pendant les périodes de troubles et d’incertitude ». Dans une interview, Kline va plus loin : « Les bouleversements sociaux peuvent submerger la pensée critique. Cela nous fait aller au-delà de ce qui est logiquement possible. Nous entrons dans cet état d’hystérie et nous laissons cela nous submerger ».

Les accusations de McMartin constituèrent une démonstration éclatante du pourrissement de la structure sociale américaine telle qu’elle était perçue par les conservateurs. De façon peut-être inévitable, les affirmations se métastasèrent. C’était maintenant des centaines d’enfants qui auraient été agressés et soumis à des rituels sataniques, et dorénavant, au lieu d’un seul professeur, McMartin, c’était tout un réseau sexuel qui était impliqué. Un garçon racontait que des adultes masqués et en robe noire dansaient et gémissaient, que des lapins vivants étaient découpés en morceaux à la lumière des bougies. « La nurserie du cauchemar californien », titrait le People magazine. Mais bientôt, l’affaire commençait à se dégonfler. Les histoires d’abus s’avéraient avoir été arrachées aux enfants par le biais d’interrogatoires douteux et tendancieux. Judy Johnson, qui avait initialement déclaré que son fils avait été agressé, se trouvait être schizophrène et paranoïaque. En 1986, un procureur abandonnait les charges – à un moment donné, il y avait eu jusqu’à 208 chefs d’accusation – contre la quasi totalité des accusés, à l’exception de deux d’entre eux. Deux procès s’achevaient en 1990, les jurys se trouvant dans l’impasse face à certaines accusations, et déclaré l’acquittement pour les autres. Après sept ans et 15 millions de dollars de frais de justice, les accusations restantes étaient finalement abandonnées.

Malgré la fragilité des premiers éléments sur lesquels elle fut édifiée, l’affaire avait suscité une panique nationale. En 1985, un aide-maternelle du Massachusetts avait été condamné à tort pour avoir supposément agressé des garçons et des filles de trois, quatre et cinq ans ; le procureur avait déclaré au jury qu’un homosexuel travaillant dans une garderie était comme un « accro au chocolat dans un magasin de bonbons ». À cette époque, des employés de garderies du Bronx étaient arrêtés pour avoir prétendument abusé sexuellement d’enfants. Cinq hommes furent condamnés avant que leur condamnation ne soit finalement annulée.

Les progressistes ont certainement participé à l’hystérie – Gloria Steinem3 a donné de l’argent à l’enquête autour de McMartin – mais dans l’ensemble, il s’agissait d’un phénomène réactionnaire. Ce qui a provoqué la panique, dit Beck, n’était pas seulement le sentiment que des enfants étaient lésés. « C’est le fait que des familles étaient lésées ».

En 2016, trois décennies après le procès McMartin, WikiLeaks, de mèche avec les hackers russes, a publié les courriels privés de John Podesta, conseiller de Hillary Clinton. Dans l’un d’eux, Podesta est invité à une collecte de fonds au Comet Ping Pong. Des détectives amateurs d’Internet ont popularisé la théorie du complot autour d’un réseau d’exploitation sexuel d’enfants. Les pédophiles communiqueraient en langage codé : « hotdog » signifierait « jeune garçon » ; « fromage » signifierait « petite fille » ; « sauce » signifierait « orgie ». La théorie a été facilement démystifiée. Elle a finalement été abandonnée par les figures d’Internet qui lui avaient donné de l’ampleur, mais le Pizzagate, comme cela avait été immédiatement baptisé, avait déjà débordé dans la réalité physique. En décembre 2016, un homme de 28 ans nommé Edgar Maddison Welch, après avoir roulé de la Caroline du Nord à Washington, tira avec un fusil d’assaut à l’intérieur de la pizzeria Comet pour tenter de sauver les enfants qu’il pensait y être enfermés. Personne ne fut blessé. Welch fut condamné à quatre ans de prison.

La théorie conspirationniste de QAnon a repris là où Pizzagate s’était arrêté, alléguant que le réseau pédophile de l’élite libérale s’étendait bien au-delà d’un seul restaurant et que ce n’était qu’une question de temps avant que Trump n’arrête Podesta, Clinton et d’autres courtiers du pouvoir démocrate pour leurs crimes. Tout cela était alimenté par un auteur anonyme sur Internet, appelé Q, qui prétendait être un personne bien placée au sein du gouvernement.

Avec le Pizzagate et QAnon, les agresseurs sont passés des travailleurs de crèche à l’élite libérale, et les idéologies derrière ces théories sont maintenant plus explicites. Mais le contexte général est plus ou moins le même : un repli conservateur après une période de progrès sociaux. Si l’entrée des femmes sur le marché du travail dans la seconde moitié du XXème siècle a déclenché de profondes inquiétudes quant à la dégradation des rôles traditionnels des sexes et de la cellule familiale, au XXIème siècle, c’est le mariage homosexuel, l’acceptation croissante des droits des transgenres et l’hégémonie culturelle apparente d’un programme de justice sociale. « Q a trouvé cette peur », dit Travis View, un chercheur sur la théorie du complot et un animateur du podcast QAnon Anonymous.

« Bien que Q ne s’attaque jamais directement aux droits des trans ou à ce type de sujets, il y a beaucoup d’anxiété sur ce genre de questions », dit-il, en faisant référence à la communauté QAnon dans son ensemble. « Ils sont généralement préoccupés par l’acceptation des personnes trans et par la sexualisation excessive des enfants ». Sur la question des droits des transgenres, les complotistes s’alignent sur la politique conservatrice « normale » ; des législatures d’État à la Maison Blanche, les républicains ont fait beaucoup de bruit en attaquant et en renversant diverses protections qui avaient été accordées aux transgenres.

Les théories du complot de toutes sortes tirent leur énergie des angoisses sociales. Il arrive que ces théories aient un fondement réel. Dans son livre, Republic of Lies : American Conspiracy Theorists and Their Surprising Rise to Power, Anna Merlan détaille la croyance des Noirs de la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, selon laquelle les digues de la ville n’avaient pas cédé d’elles-mêmes – elles auraient été bombardées intentionnellement pour détruire les quartiers pauvres de la Nouvelle-Orléans. La théorie était « ancrée dans un événement réel – une décision de 1927 de dynamiter les digues situées en dehors de la Nouvelle-Orléans, la logique étant qu’elles allaient inonder les zones de basse altitude tout en épargnant la ville elle-même », a déclaré Merlan dans une interview avec Becca Andrews de Mother Jones. « Cela a créé un sentiment de suspicion persistant et l’idée que le gouvernement allait peut-être recommencer ».

View fait remarquer que l’inquiétude concernant les élites qui s’attaquent aux enfants n’est pas non plus sans fondement. « Les éléments fondamentaux des théories systématiques à propos de l’élite abusant des enfants ne sont pas insensés », dit-il. « Il y a des cas de riches et de puissants qui abusent des enfants, et d’autres personnes qui le dissimulent. Jeffrey Epstein, l’Église catholique. Les gens ont le sentiment que les élites peuvent commettre des crimes horribles et s’en tirer à bon compte ». L’arrestation d’Epstein au début d’août 2019 a beaucoup fait pour ratifier la vision du monde des QAnon. « Ce n’est que le début », déclarait Liz Crokin, une ancienne journaliste de la presse à scandale. « La tempête est officiellement là ».

Et c’est ainsi que la préoccupation légitime concernant la prédation et l’impunité des élites se mue en une croisade sociale dégradante et dangereuse. La « Tempête » citée par Crokin – également connue sous le nom de « Grand Réveil » – fait partie de l’eschatologie vivante que les adeptes de QAnon partagent avec les guerriers de la culture conservatrice traditionnelle, une eschatologie dans laquelle le jugement est enfin rendu contre les progressistes, et où la famille nucléaire retrouve sa place. « Une chose dont ils parlent souvent lorsqu’ils évoquent ce qui arrivera après « la tempête », c’est qu’ils imaginent que l’économie sera rétablie de manière à ce qu’un seul revenu puisse à nouveau faire vivre une famille », explique M. View. « Ils s’imaginent que les normes et les rôles traditionnels des hommes et des femmes seront confirmés et que la façon dont les enfants sont élevés redeviendra ce qu’elle était ».

Les différences entre les complots pédophiles des années 1980 et ceux d’aujourd’hui sont révélatrices à leur façon. Il y a la question de l’échelle. La chasse aux sorcières autour de la pédophilie des années 1980 a réussi à mobiliser des institutions entières, une grande partie des médias amplifiant de façon a-critique ces mensonges et la police prenant des mesures basées sur des preuves non-probantes. Des vies ont été ruinées dans tout le pays. Mais à l’exception de quelques experts d’extrême-droite et de quelques sites web, les médias n’ont pas pris au sérieux les revendications de Pizzagate et de QAnon. Les conversations les plus importantes sur les complots se limitent aux forums d’images en ligne et aux réseaux sociaux.

Il y a aussi la nature des cibles. Alors que les théories du complot pédophile des années 1980 s’attaquaient aux emblèmes institutionnels du progrès féministe, les conspirations pédophiles des années 2010 s’attaquent aux emblèmes culturels du cosmopolitisme rampant. Les abus rituels des années 1980 étaient supposés s’être produits dans les banlieues, dans des institutions publiques ou agréées par l’État telles que les écoles et les garderies. Aujourd’hui, les abus se produisent dans les entreprises des villes cosmopolites. Le Comet Ping Pong, dans le quartier de Chevy Chase à Washington, est connu comme un espace accueillant où se produisent régulièrement des artistes et des musiciens progressistes DIY – « un emblème tangible », selon les termes du professeur de sociologie de l’université de New Haven, Jeffrey S. Debies-Carl, « de l’inclusion, de la tolérance et d’autres valeurs progressistes qui menacent l’alt-right encline à la théorie du complot ».

L’historien britannique Norman Cohn, dans son livre Europe’s Inner Demons, trouve des éléments de théorie conspirationnistes portant sur la pédophilie à travers l’histoire. Au Ier siècle avant J.-C., des membres de la conspiration Catiline, un complot aristocratique visant à renverser la République romaine, auraient prêté serment sur les entrailles d’un garçon et les auraient ensuite mangées. Et dans les chasses aux sorcières des XVème et XVIIème siècles, des dizaines de milliers de personnes ont été torturées et tuées sur la base d’allégations selon lesquelles elles auraient perpétré des meurtres rituels d’enfants, entre autres actes odieux.

Les théories du complot documentées par Cohn sont fondamentalement politiques. Les rituels qu’elles décrivent sont les moyens « par lesquels un groupe de conspirateurs affirme sa solidarité », écrit-il, dans le but ultime de renverser « un dirigeant ou un régime existant et de s’emparer du pouvoir ». Les chasses aux sorcières de masse qui ont suivi sont également politiques, basées sur les « obsessions démonologiques de l’intelligentsia ». L’histoire de la réaction politique américaine est pleine de figures sexuelles du démon. Les lois Jim Crow4 étaient étayées par des mythes sur la virilité masculine noire. De même, le fameux décret sur les toilettes de Caroline du Nord a en partie été pris par crainte que les hommes prédateurs puissent dire qu’ils sont transgenres pour avoir accès aux toilettes des femmes5. Les opposants au droit à l’avortement continuent de développer des fantasmes sanglants à propos de femmes immorales commettant des infanticides, une provocation que Trump a fait applaudir lors d’un rassemblement en avril 2019.

De cette manière, les théories du complot pédophile agissent comme une sorte de propagande contre-révolutionnaire, un miroir déformant des véritables menaces qui pèsent sur l’ordre social. C’est ce qui relie QAnon et le Pizzagate à McMartin jusqu’aux chasses aux sorcières du Moyen-âge et à l’aube des grandes religions. Les démons peuvent prendre différentes formes, mais le complot est fondamentalement le même : notre maison est attaquée.

« La décadence de la morale croît de jour en jour », raconte un récit désespéré. Une cabale secrète fait des ravages à travers le pays, se plaint l’homme à son ami. Ses membres « se reconnaissent par des marques et des signes secrets » et « partout ils introduisent une sorte de religion de la luxure » qui dépasse « la fornication ordinaire ». Il existe une rumeur selon laquelle ils adoreraient les « parties intimes de leur chef et grand prêtre ». Peut-être que la rumeur est fausse, « mais de tels soupçons se portent naturellement sur leurs rites secrets et nocturnes ».

Dans le précédent dialogue, écrit par Minucius Félix au IIème siècle, le païen romain Caecilius Natalis parle des chrétiens comme les Pizzagaters décrivaient John Podesta et ses camarades au sein des élites libérales. Natalis est particulièrement choqué par le rite d’initiation à ce culte. Les détails sont aussi « révoltants que connus »: de nouveaux membres sont initiés à la secte, rapporte-t-il, en poignardant et en tuant un bébé enduit de pâte.

Traduit de l’anglais par Vivian Petit

Texte initialement publié dans la revue Mother Jones en juillet 2019 : https://www.motherjones.com/politics/2019/07/why-are-right-wing-conspiracies-so-obsessed-with-pedophilia/

Mother Jones est un magazine bimestriel américain de gauche, fondé en 1976 par une association. Il est aujourd’hui diffusé à 200 000 exemplaires. Son nom fait référence à Mary Harris « Mother » Jones (1837-1930), une socialiste et syndicaliste américaine, qui contribua notamment à la fondation des Industrial Workers of the World (IWW).

Le journal Mother Jones est notamment connu pour avoir employé Michael Moore de 1981 à 1986, et pour avoir révélé les activités d’espionnage envers des groupes écologistes (dont Greenpeace) commises par la firme de sécurité Beckett Brown International (BBI).

PDF: SI_pedo conspi_2020_Breland_prpdf

3NDT : Gloria Marie Steinem est une féministe américaine, journaliste et activiste politique sociale qui a été reconnue au niveau national comme une leader et une porte-parole du mouvement féministe américain à la fin des années 1960 et au début des années 1970.

4NDT : Les lois Jim Crow étaient des lois nationales et locales issues des Black Codes promulguées par les législatures des États du Sud à partir de 1877 jusqu’en 1964, lois qui ont été mise en place pour entraver l’effectivité des droits constitutionnels des Afro-Américains, acquis au lendemain de la Guerre de Sécession.

Les plus importantes lois Jim Crow introduisaient la ségrégation dans les services publics (établissements scolaires, hôpitaux, transports, justice, cimetière, etc.), les lieux de rassemblement (restaurants, cafés, théâtre, salle de concert, salles d’attentes, stades, toilettes, …) et restreignaient les interactions sociales entre Blancs et gens de couleur au strict minimum, cela au nom du principe « separate but equal » / séparé mais égaux.

5NDT : Le 23 mars 2016, le gouverneur de Caroline du Nord, Pat McCrory (R), a promulgué le Public Facilities Privacy & Security Act (communément appelé House Bill 2). La loi stipule que dans les bâtiments gouvernementaux, les individus ne peuvent utiliser que les toilettes et les vestiaires correspondant au sexe indiqué sur leur certificat de naissance.

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Ne peut-on aider qu’au niveau de la totalité ? – Max Horkheimer http://solitudesintangibles.fr/ne-peut-on-aider-quau-niveau-de-la-totalite-max-horkheimer/ Thu, 27 Aug 2020 17:32:39 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=856 Continuer la lecture de « Ne peut-on aider qu’au niveau de la totalité ? – Max Horkheimer »

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Méfiez-vous de ceux qui prétendent que vous ne pouvez aider qu’au niveau de la totalité ou pas du tout. C’est le mensonge de toute une vie de ceux qui ne veulent pas aider dans la réalité et qui évoquent la grande théorie afin de s’extirper de leur engagement face au cas particulier. Ils rationalisent leur inhumanité. Ils sont similaires aux pieux dans la mesure où tous deux gardent une bonne conscience en se référant à des considérations « supérieures » lorsqu’ils vous laissent en détresse.

Traduit de l’allemand par Theodor Hus.

Publié initialement dans Horkheimer Max, Gesammelte Schriften Band 2 : Philosophische Frühschriften 1922-1932, Fischer, 1987.

PDF: SI_aider totalité_Horkheimer_2020

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Assez de bavardage psychologisant. Le racisme ne sera pas réglé par la thérapie – Kenan Malik http://solitudesintangibles.fr/assez-de-bavardage-psychologisant-le-racisme-ne-sera-pas-regle-par-la-therapie-kenan-malik/ Thu, 27 Aug 2020 12:07:24 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=851 Continuer la lecture de « Assez de bavardage psychologisant. Le racisme ne sera pas réglé par la thérapie – Kenan Malik »

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Publié dans le contexte des mobilisations de Black Lives Matter, ce texte de Kenan Malik appelle à considérer le racisme comme une politique de discrimination basée sur des choix politique conscients qu’il faut soumettre à une analyse sociale plutôt que de se focaliser sur les éventuels préjugés inconscients et sur la déconstruction individuelle.

Êtes-vous raciste ? Et, si oui, comment pourrais-je le savoir ? J’ai toujours pensé qu’un bon moyen de le montrer était de m’appeler « Paki », de m’agresser à cause de la couleur de ma peau ou de me refuser un emploi après avoir vu mon nom. Mais, non, ce ne sont que des expressions manifestes de racisme. Même si vous ne faites preuve d’aucune hostilité et ne cherchez pas à discriminer, vous êtes probablement toujours raciste. Mais vous ne le savez pas. Surtout si vous êtes blanc. Et si vous protestez contre le fait d’être étiqueté comme raciste, vous ne faites que révéler ce que la formatrice américaine en matière d’éducation et de diversité, Robin DiAngelo, désigne dans le titre de son livre à succès comme votre « fragilité blanche »1.

Soit vous acceptez votre racisme, soit vous révélez votre racisme en ne l’acceptant pas. En effet, comme l’explique DiAngelo, ce sont les « progressistes » confrontés au racisme qui « causent le plus de dommages aux personnes de couleur » parce qu’ils s’imaginent être antiracistes. Le racisme est, comme elle le dit, «  inévitable  ».

Il y a plus de 30 ans, Ambalavaner Sivanandan mettait en garde contre « le genre de charabia psycho-spirituel qui, en réduisant les problèmes sociaux à des problématiques individuelles, fait passer la satisfaction personnelle avant la libération politique ». Sivanandan, un militant radical dont les écrits ont influencé une génération de militants dans les années 70 et 80, a été l’un des premiers à critiquer ce que l’on appelait alors « la formation à la conscience raciale ».

Deux décennies plus tard, l’historienne américaine Elisabeth Lasch-Quinn, dont les positionnements politiques sont très différents de ceux de Sivanandan, a fait une remarque similaire. Dans son livre de 2001, Race Experts2, elle retrace la manière dont on est passé du mouvement des droits civils des années 1960, posant une question sociale, à la vision du racisme comme un problème de « comportement interpersonnel nécessitant une intervention thérapeutique ».

Encore deux décennies plus tard, et nous sommes arrivés à ce que le leader travailliste, Keir Starmer, a maladroitement décrit comme le «  moment Black Lives Matter  ». Confronté à des critiques pour s’être exprimé de la sorte, Starmer s’est dirigé vers une formation sur « l’incorporation inconsciente de préjugés ». Pour faire bonne mesure, il a également enjoint tous les députés travaillistes à faire de même.

Starmer n’est pas le seul à vouloir suivre une formation antiraciste. En 2017, un rapport du gouvernement sur « La race sur le lieu de travail » a proposé que tous les lieux de travail offrent une telle formation. La moitié des moyennes entreprises américaines et pratiquement toutes les sociétés figurant au classement des 500 plus grandes entreprises américaines le font déjà, tout comme de nombreux services de police, et même des écoles. Il s’agit d’une industrie lucrative – rien qu’aux États-Unis, la manne est estimée à 8 milliards de dollars. Le « charabia psycho-spirituel » auquel Sivanandan faisait référence est devenue la référence dans l’octroi des financements.

Au cœur de la formation sur les préjugés inconscients se trouve une technique psychologique controversée appelée « test d’association implicite », ou TAI. Introduit pour la première fois en 1998, le TAI teste la vitesse à laquelle vous associez des catégories particulières, les Noirs et les Blancs, par exemple, à des attributs « bons » et « mauvais » (« violents » ou « intelligents »). Les personnes qui associent plus rapidement les Noirs à la violence ou les Blancs à l’intelligence sont censées révéler leurs préjugés cachés.

Il y a cependant peu de preuves que cela soit vrai. Les personnes testées plusieurs fois obtiennent souvent des scores très différents. Une méta-analyse de près de 500 études a révélé qu’on ne constate qu’un impact « faible », lorsqu’on quantifie de nouveau les biais implicites d’un individu qui vient de suivre cette formation, et que celle-ci n’a aucun effet sur son comportement.

Le plus grand problème, cependant, est ce sur quoi Sivanandan et Lasch-Quinn nous ont mis en garde : le déplacement de l’attention du changement social vers la thérapie personnelle. Personne ne dit vraiment : « nous ne voulons pas changer la société ». Mais en se concentrant sur la blanchité et la psychologie personnelle, l’analyse des lois et des structures sociales est dévalorisée, et l’attention est portée sur la pensée inconsciente.

L’approche thérapeutique, comme Sivanandan l’anticipait, transforme le racisme en « une combinaison de maladie mentale, de péché originel et de déterminisme biologique », une « essence » que l’histoire a déposée dans la « psyché blanche ». Parce qu’ « il n’y a pas d’échappatoire » – tous les blancs sont racistes, consciemment ou inconsciemment – c’est un point de vue à la fois pessimiste et qui entraine la division.

Nous possédons tous des cadres implicites à travers lesquels nous donnons un sens au monde. Il est toujours utile de remettre en question ces cadres et d’interroger nos préjugés.

Cependant, ce n’est pas un préjugé inconscient qui a poussé un policier à placer son genou sur le cou de George Floyd. Ou qui a conduit la police à arrêter et à menotter Bianca Williams et Ricardo dos Santos, ou encore à arrêter et à fouiller près d’un tiers des jeunes hommes noirs de Londres pendant le confinement. Ou qui a créé la politique visant à mettre en place un environnement hostile aux migrants et a conduit au scandale Windrush3. Ce sont tous des produits de politiques très conscientes.

Les manifestations de Black Lives Matter ont placé la question du racisme au cœur du débat public. Ce serait une tragédie si toute cette énergie était dissipée dans des idées irrationnelles et génératrices de division sur ce qui constitue le racisme, laissant les véritables questions intactes.

1NDT Robin DiAngelo, Wbite Fragility, Beacon Press, 2018.

2NDT Lasch-Quinn Elisabeth, Race Experts, Rowman & Littflefield Publishers, 2001.

3NDT Le scandale Windrush de 2018 est un scandale politique britannique concernant des personnes qui ont été détenues à tort, privées de droits légaux, menacées d’expulsion et, dans au moins 83 cas, expulsées à tort du Royaume-Uni par le ministère de l’intérieur.

Traduit par Vivian Petit

Paru initialement dans The Guardian, 12/09/2020, https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/jul/12/enough-of-the-psychobabble-racism-is-not-something-to-fix-with-therapy

PDF: SI_racisme therapie_Malik_2020

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Être avocat, messieurs… – Jean-Denis Bredin http://solitudesintangibles.fr/etre-avocat-messieurs-jean-denis-bredin/ Tue, 18 Aug 2020 13:30:24 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=844 Continuer la lecture de « Être avocat, messieurs… – Jean-Denis Bredin »

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Le 30 janvier 1976, un enfant de sept ans, Philippe Bertrand, est enlevé puis tué par Patrick Henry, lequel sera arrêté deux semaines plus tard. Après l’interpellation du meurtrier, dans un contexte d’appel au lynchage, à la justice expéditive et à l’application rapide de la peine de mort, Roger Gicquel, présentateur du Journal télévisé de TF1, déclare « La France a peur. Je crois qu’on peut le dire aussi nettement. (…) Oui, la France a peur et nous avons peur, et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions, je crois. Parce qu’on voit bien qu’il débouche sur des envies folles de justice expéditive, de vengeance immédiate et directe. »

Alors que de nombreux avocats refusent alors que Patrick Henry soit leur client, Robert Bocquillon, Robert Badinter et Jean-Denis Bredin acceptent de le défendre, et font, face à la Cour d’assises, le procès du populisme pénal et de la peine de mort. Justifiant ce choix, Jean-Denis Bredin argumente sa vision du rôle de l’avocat dans une tribune publiée le 1er mars 1976 dans le Nouvel Observateur. Patrick Henry, reconnu coupable de l’assassinat de l’enfant, échappant à la peine de mort, sera finalement condamné à la prison à perpétuité.

Aujourd’hui, des discours  relevant du populisme pénal, tenus par des magistrats réactionnaires, des avocats spécialisés dans le conseil des parties civiles ainsi que par des associations de victimes (ou de personnes prétendant parler au nom des dites victimes) continuent de considérer les avocats de la défense comme des complices du crime, et les principes du contradictoire comme un obstacle à la sécurité. C’est dans ce contexte que nous décidons de republier cette tribune défendant les droits de la défense au sein de la justice pénale.

Que les parents de Philippe Bertrand soient emportés par la douleur, qu’ils appellent vengeance, qu’ils attendent que meure sans formalité l’assassin de leur enfant, ce serait plus que normal, légitime. La colère des victimes est légitime. Et aucun d’entre nous ne sait ce que, plongé dans la même souffrance, il dirait et il ferait.

Que la population d’un quartier, d’une ville partage cette colère, cela se comprend aussi. Tous ceux qui sont assez proches pour avoir connu l’enfant tué, sa maison, son école, vivent, d’une certaine manière, dans le drame : ses images sont sous leurs yeux. Chacun sait, hélas, que nous ne sommes concernés que par des souffrances voisines : tant d’enfants meurent, dans le monde, de manière atroce, sans que notre joie de vivre soit jamais altérée ! Au moins ne nous indignons pas quand, au niveau d’une cité, d’une région, se manifeste un peu de solidarité : et même si cette solidarité s’exprime dans la colère.

Que tous ceux, en France, qui ont peur pour leurs enfants, et pour eux, crient à la mort, parce qu’ils s’imaginent que la mort sera exemplaire, qu’ils supplient la guillotine de protéger leurs enfants, cela s’excuse. La paix publique a été une longue et difficile conquête. L’insécurité dans la rue, dans les maisons, c’est une terrible régression. Il est juste qu’elle soit ressentie comme telle. Et nous savons aussi que l’enfant est au cœur de notre société moderne, comme il n’a jamais été : le point de gravité de notre civilisation. Sur lui s’est repliée toute l’affectivité qu’ont libérée le déclin du sentiment religieux, la disparition progressive de tous les groupes sociaux. En France, en 1976, la famille est la seule sociabilité. Dans notre société d’égoïsme, l’enfant est le refuge de l’amour. Dans une société sans rigueur, il est le symbole de la pureté. L’assassinat d’un enfant c’est bien le crime inexpiable, le crime contre tout ce qui nous reste. Comment ne pas comprendre l’appel à la vengeance ?

Mais que le ministre de l’Intérieur y participe, qu’il se déclare prêt à faire marcher la guillotine alors qu’il ne sait rien, ou presque, de ce que révélera l’instruction pénale, rien de la responsabilité pénale du criminel, que le ministre de la Justice nous promette une instruction rapide, une justice expéditive « en trois mois », se mêlant de ce qui ne le regarde pas, car c’est l’affaire du juge d’instruction, et de lui seul, de faire son travail dans le temps nécessaire, et le ministre de la Justice n’a ni ordre ni conseil à lui donner ! Que ces deux ministres d’Etat, chacun avec son tempérament, l’un brutal, l’autre enveloppé, hurlent avec les loups, cela ne se comprend ni ne s’excuse. Gouverner, ce n’est pas recueillir, pour y trouver profit, la peur qui nous fait perdre raison, la haine qui nous rend incapables de vraie justice. Gouverner, ce n’est pas nous flatter ni nous ressembler quand nous devenons médiocres.

Qu’une partie de la presse ait fait le même et médiocre métier, qu’elle ait alimenté la colère en détails inventés, en interviews insupportables, en commentaires destinés à faire peur, à faire mal, et surtout à faire vendre. Qu’elle se soit dégradée jusqu’à célébrer la haine et regretter qu’il y ait des juges là où il suffirait d’un bourreau ; qu’elle ne se sente d’autre mission que de suivre l’opinion publique, de l’exaspérer, quand il faudrait l’éclairer et la retenir car elle devient féroce : cela non plus ne se comprend ni ne s’excuse.

Que des avocats refusent de remplir – leur mission sous le prétexte qu’une cause est « implaidable », en vérité pour des raisons trop évidentes, cela non plus ne s’excuse pas. La seule justification de l’avocat, c’est d’essayer d’être, partout et toujours, la « défense », d’être présent aux côtés de tous, et même du pire d’entre nous, surtout du pire d’entre nous, qui n’a plus rien, ni foi, ni conscience, ni droit, ni ami, ni juge, quand la haine et la colère l’emportent à la mort. Être avocat, messieurs qui ne défendez jamais, sans doute, que des veuves et des orphelins, ce n’est pas justifier, ce n’est même pas excuser. C’est interdire à la haine d’être présente à l’audience. C’est amener, tenter d’amener le juge à rester juste. C’est veiller au respect des lois. C’est peser les responsabilités. Qu’est-ce que cela signifie faire grève, défiler dans la rue, en appeler au respect du rôle nécessaire de l’avocat, si nous cessons d’être avocat si cela cesse d’être commode ? Cette collective dérobade, nous l’avons ressentie comme une humiliation.

Il y a plusieurs manières de défendre la vie de nos enfants. En assurant la sécurité publique, oui ! En punissant ceux qui les agressent, ceux qui les tuent, oui encore, quand des juges sans colère ni vengeresse précipitation les auront estimés coupables.

Mais défendre ceux que l’on aime c’est aussi, c’est surtout, leur construire un monde où la justice l’emporte sur la violence, le courage sur la lâcheté, la politique sur la démagogie. Le monde que nous préparent, avec leurs discours haineux, leurs vitupérations serviles, leurs dérobades, ces politiciens, ces journalistes complaisants, ces avocats qui refusent de l’être, c’est un monde sinistre. On ne défend pas la vie en travaillant à l’avilir.

Paru initialement dans le Nouvel Observateur le 01/03/1976

PDF: SI_être avocat_Bredin_2020

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Retour rapide sur la question de l’antisémitisme chez les gilets jaunes – Amédée de Flore http://solitudesintangibles.fr/retour-rapide-sur-la-question-de-lantisemitisme-chez-les-gilets-jaunes-amedee-de-flore/ Sun, 31 May 2020 13:59:28 +0000 http://solitudesintangibles.fr/?p=834 Continuer la lecture de « Retour rapide sur la question de l’antisémitisme chez les gilets jaunes – Amédée de Flore »

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Ce texte fut rédigé dans le cadre d’une discussion internationale sur l’antisémitisme dans les mouvements sociaux.

Le mouvement des gilets jaunes émergea en France comme une révolte relativement spontanée contre le projet d’augmentation de la taxe carbone dans la seconde moitié de novembre 2018. Il se transforma rapidement en une contestation plus large tournant autour de l’exigence de démission de Macron, diverses revendications portant sur les inégalités territoriales et la démocratisation de la vie politique ainsi que l’affirmation d’une dignité populaire contre un mépris perçu de la part du gouvernement et des « élites » que ce dernier représenterait. À son acmé, entre fin novembre 2018 et printemps 2019, le mouvement des gilets jaunes mobilisa de manières diverses des millions de personnes issues en majorité de secteurs de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne blanche résidant dans les zones rurales et périurbaines. La mobilisation prit deux formes principales : d’un côté, des manifestations chaque samedi appelées « actes » ponctuées d’émeutes et d’affrontements avec les forces de l’ordre, en particulier à Paris, de l’autre, des occupations de rond-points où des campements virent le jour. L’organisation et la coordination du mouvement se caractérisaient par leur refus de leaders et un fonctionnement résolument horizontal médiatisé via les réseaux sociaux.

Après l’essoufflement de la vague insurrectionnelle de la mobilisation contre la loi travail de 2016, le mouvement des gilets jaunes a permis de réactiver l’antagonisme social en France en entrainant des secteurs de la population peu présents jusqu’ici dans les mouvements sociaux des dernières décennies. Il a contribué à l’empouvoirement d’une partie du prolétariat, à sa prise de confiance dans ses capacités d’auto-organisation, consommé une rupture avec la politique institutionnelle ainsi que les corps intermédiaires, et, par l’intense répression étatique qu’il a rencontré, participé à générer un sentiment de défiance voire de détestation massive vis-à-vis des institutions répressives dans un public jusqu’à alors peu touché par la violence policière.

Cependant, en dernière instance, le mouvement des gilets de jaunes fut incapable de se transformer en un mouvement de subversion de masse prenant pour cible les fondements de l’ordre capitaliste. Ceci ne s’explique pas seulement par l’intense répression auquel il dut faire face mais aussi par un certains nombre de limites internes comme son nationalisme latent, son échec à mobiliser les secteurs non-blancs des classes populaires ou encore son incapacité à se diffuser dans les lieux de production et à tacler directement la question de l’exploitation.

Nous souhaitons nous pencher ici sur une de ces limites qui a jusqu’ici été peu abordée d’un point de vue révolutionnaire : la question de l’antisémitisme. L’antisémitisme a en effet accompagné la mobilisation des gilets jaunes de son émergence jusqu’à son érosion. Il s’est exprimé notamment à travers des slogans dans les manifestations ou sur les rond-points (par exemple la banderole déployée le 18 décembre 2018, sur un rond-point dans les environs de Lyon, où l’on pouvait lire «Macron=Drahi=Attali=Banques=Médias=Sion»), le partage massif de contenus antisémites et/ou conspirationnistes dans les groupes Facebook ou Whats App de gilets jaunes ou encore l’agression de personnes ou de lieux identifiés comme juifs ou associés à la « domination juive ». Quelques temps fort de l’antisémitisme au sein du mouvement des gilets jaunes furent par exemple l’entonnement du chant des quenelles de l’humoriste antisémite Dieudonné devant Montmartre le 22 décembre 2018, l’agression verbale du philosophe conservateur Alain Finkielkraut le 16 février 2019 invectivé aux cris de « sioniste », « elle est à nous, la France! », « sale race » ou encore le ciblage de la banque Rothschild au cours d’actions menées par les gilets jaunes.

Notre thèse n’est pas que le mouvement des gilets jaunes est intrinsèquement antisémite mais que son idéologie populiste sous-jacente facilite l’émergence et la circulation de contenus antisémites ainsi que la politisation de la contestation dans un sens antisémite. Par conséquent, contrer l’antisémitisme dans des mouvements sociaux à l’image des gilets jaunes implique non seulement de chasser les militant-es antisémites mais de se confronter aux structures idéologiques internes aux mobilisations. Il s’agit ainsi de renouer avec l’approche des membres de l’école de Francfort dans leur enquête de 1945 sur l’antisémitisme au sein de la classe ouvrière américaine : «  Ce qui compte, ce n’est pas exactement l’hostilité ouverte et active envers les Juifs, ces agitateurs peuvent être dénoncés et neutralisés ; la menace est bien plutôt le préjugé lui-même. »

Avant de tenter de cerner la place qu’occupe l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes, revenons d’abord sur le positionnement de la gauche pro-gilets jaunes par rapport à cette question. Après une courte période d’indétermination, la majorité de la gauche, de la gauche populiste (France Insoumise) jusqu’aux autonomes, se solidarisa avec le mouvement en le soutenant dans sa propagande et/ou en le rejoignant directement dans les manifestations, sur les ronds-points et, parfois, dans les émeutes. Une fraction minoritaire de la gauche refusa de se joindre aux gilets jaunes parce qu’elle y voyait, à tort, un mouvement proto-fasciste ou par attachement dogmatique à une vision traditionnelle et périmée de la lutte de classe. Face à l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes, la majorité de la gauche, quelques que soient ses composantes, a réagi comme elle le fait habituellement face à l’antisémitisme, soit par le déni, le silence et/ou la relativisation. Nous pouvons dégager trois types de positionnements de la gauche pro-gilets jaunes sur cette question :

1) L’antisémitisme n’est le fait que d’une poignée d’agitateurs-trices d’extrême-droite infiltrant le mouvement de l’extérieur. C’était notamment la position de nombreux antifascistes qui parvinrent à chasser les militant-es d’extrême droite à l’issue de batailles de rue, ce qui est tout à leur honneur, sans pour autant éradiquer l’antisémitisme en tant qu’idéologie au sein du mouvement.

2) L’évocation de l’antisémitisme est avant tout un instrument du gouvernement et des médias mainstream pour discréditer le mouvement. La condition de possibilité d’une telle instrumentalisation, l’existence d’un objet bien réel à instrumentaliser, n’était cependant pas discutée.

3) Derrière les théories conspirationnistes voire l’antisémitisme se cacherait une proto-critique sociale, certes pervertie mais légitime en dernière instance. S’il est vrai que l’antisémitisme apparait généralement comme un discours pseudo contre-hégémonique, il constitue toujours un opérateur contre-révolutionnaire prenant la forme d’une rébellion conformiste réaffirmant la légitimité et la naturalité des structures fondamentales de l’ordre capitaliste (l’État, la marchandise, le patriarcat …) qu’il s’agirait simplement de délivrer de la domination directe, corruptrice et parasitique des « élites juives ».

Quelques acteurs-trices du camp révolutionnaire essayèrent de thématiser la question de l’antisémitisme chez les gilets jaunes notamment au sein de certains collectifs autonomes franciliens. Leurs inquiétudes furent balayées d’un revers de main par la majorité de leurs camarades qui considéraient qu’il s’agissait d’une question secondaire dont la thématisation conduirait à diviser la lutte et faire le jeu du gouvernement. Suite à l’agression de Finkielkraut, une partie de l’extrême-gauche et de l’antiracisme politique organisa un rassemblement à Ménilmontant le 19 février 2019 « contre l’antisémitisme et son instrumentalisation ». Ce fut cependant avant tout le second terme qui fut traité dans la majorité des interventions. Quand une oratrice tenta de thématiser le problème bien réel de l’antisémitisme dans les gilets jaunes, elle fut accueillie par des huées émanant d’une partie de la foule.

La gauche et le camp révolutionnaire se montrèrent ainsi largement incapables non seulement de lutter contre l’antisémitisme mais d’en faire un enjeu de lutte et de débats au sein du mouvement. À partir de l’expérience des gilets jaunes, nous tenterons ici de dégager quelques pistes rapides en matière de combat contre l’antisémitisme dans les mobilisations de masse à venir qui seront amenées à prendre de plus en plus la forme de mouvements hybrides et bizarres à l’image de celui des gilets jaunes.

Tout d’abord, il s’agit de défendre le principe de l’auto-organisation et de l’auto-défense des personnes juives dans les luttes face aux expressions d’antisémitisme et de tenir compte de leurs parole et expériences dans les mobilisations antiracistes.

Ensuite, il faut être capable d’identifier l’antisémitisme non seulement dans ses formes les plus manifestes mais aussi dans ses expressions plus subtiles et de reconnaître ses structures de pensée générales partagées par exemple avec les discours conspirationnistes ou une critique sociale ciblant uniquement le capital financier. Déceler l’antisémitisme suppose de cerner sa dynamique générale et de comprendre en quoi il est tendanciellement produit par la société bourgeoise en tant que forme de conscience mystifiée et spontanée opposant le concret et l’abstrait, le capital industriel et financier, l’enraciné et le cosmopolite comme l’ont montré les travaux du philosophe et historien Moishe Postone.

Cependant, connaître la structure argumentative générale de l’antisémitisme et son ancrage dans le mode de socialisation capitaliste ne suffit pas. Il nous faut ainsi éviter l’écueil d’une certaine gauche allemande contemporaine qui, à partir d’une compréhension correcte de l’antisémitisme et du capitalisme pris dans leur « moyenne idéale » (c’est-à-dire les caractéristiques générales et invariantes de l’antisémitisme moderne et du capitalisme), a progressivement développé une critique largement anhistorique de l’antisémitisme. Celle-ci se limite ainsi à une analyse comparant et déconstruisant les énoncés antisémites sans s’interroger sur la place que ces derniers occupent dans des contextes sociaux, rapports de pouvoir et conjonctures historiques donnés, mise à part le recours à une distinction ideal-typique et essentialisée entre les trajectoires de développement capitalistes bourgeoises « normales » et de type « allemandes », ces dernières relevant d’une « modernisation de rattrapage » aux contours flous qui mobilisent un nationalisme völkisch produisant un antisémitisme exterminateur.

À rebours d’une telle approche, toute tentative de compréhension de l’antisémitisme au sein des gilets jaunes doit être articulée à une analyse historique précise de ce mouvement. Ce dernier constitue ainsi une expression typique des nouvelles formes d’antagonisme social qui émerge avec la fin de l’identité et du mouvement ouvrier initiée par la restructuration néo-libérale du capitalisme à partir des années 1970. L’écroulement des grand récits explicatifs de la modernité et des instances d’éducation populaire du mouvement ouvrier a laissé la voie ouverte au conspirationnisme et à l’antisémitisme comme modes d’explication du monde. Ce mouvement s’est accéléré avec le développement d’internet et des réseaux sociaux dans les années 2000. Le rôle central des grands médias comme sources de l’opinion publique a été largement érodé au profit d’une myriade de médias alternatifs complotistes et/ou antisémites. Si en France l’État joue un rôle central dans la diffusion de narratifs conspirationnistes autour de la « menace islamiste », l’antisémitisme ou le complotisme ciblant les « élites » sont produits au niveau de la société civile et se répandent dans tous les secteurs sociaux à travers un assemblage fluide et horizontal de discours, pratiques, visuels, visions du monde, médias … La gauche, empêtrée dans une vision de l’idéologie procédant uniquement « par le haut », par les appareils idéologiques d’État et les médias mainstream, se montre ainsi incapable de voir que le conspirationnisme et l’antisémitisme constituent des idéologies tout aussi dominantes et mainstream que le républicanisme ou le néo-libéralisme. Ceci explique qu’au cours de la séquence des gilets jaunes, la gauche se contenta de reprendre les invectives populaires contre BFM et la « propagande d’État » sans se pencher sur les nouveaux appareils idéologiques que sont les micro-médias conspirationnistes et antisémites contribuant largement à façonner l’idéologie et les subjectivités gilets jaunes.

Par ailleurs, l’antisémitisme chez les gilets jaunes doit être saisi dans le cadre d’une détermination historique de l’idéologie spécifique de ce mouvement. L’éclatement de l’identité de classe, la pénétration de la logique de concurrence et de son idéologie dans l’ensemble des sphères sociales, la constitution de la subjectivité néo-libérale de masse de « l’entrepreneur de soi » conduisant à une individualisation croissante de la compréhension des phénomènes sociaux ont généré en contre-coup l’émergence ou la ré-activation de tout un ensemble d’identités collectives, progressives ou régressives, imaginaires ou ancrées dans des segmentations sociales objectives, visant à compenser ou à contrer l’atomisation généralisée. La réactivation de la catégorie du « peuple » à partir de la fin des années 1990, non plus sur un mode anti-impérialiste comme cela pouvait être le cas dans les années 1960, mais sur un mode populiste opposant le « peuple », conçu comme une communauté de citoyens égaux dans sa version de gauche ou comme communauté ethno-culturelle dans sa version de droite, aux élites néo-libérales et à la finance.

L’antisémitisme a constitué tout au long du XIXème et de la première moitié du XXème siècle un vecteur majeur de l’élaboration de l’identité – nationale mais pas seulement – et de la non-identité associée à la « figure du tiers » qu’est le Juif comme l’explique le sociologue Klaus Holz. Au tournant du XXème siècle, cette fonction se réactiva et l’antisémitisme redevint un opérateur majeur de la constitution de certaines des identités collectives nouvelles ou régénérées de l’ère néo-libérale, notamment celles se référant à la catégorie du « peuple ».

Avec l’effacement de la mémoire ouvrière, les secteurs de la population participant aux gilets jaunes se sont emparés de la seule expérience révolutionnaire et du seul sujet collectif qu’ils connaissaient, ceux qu’on leur enseigne à l’école, la révolution française et le peuple français qu’elle a fait émergé. Les gilets jaunes se sont donc levés contre les inégalités produites par le capitalisme, système de domination impersonnel, en mobilisant les catégories d’une révolution bourgeoise ciblant un système de domination personnel, le féodalisme. Si l’on ajoute à cela l’hyper-centralisation et présidentialisation du système politique français renforcée par l’attitude « jupitérienne » et méprisante de Macron, toutes les conditions étaient réunies pour que la critique sociale portée par les gilets jaunes prennent une forme ultra-personnifiée se centrant sur Macron et quelques personnalités et institutions clefs (BFM, Drahi, la banque Rotschild). À la figure de Macron était opposée une double identité collective potentiellement contradictoire : d’un côté, le peuple français pris généralement dans son acception bourgeoise-citoyenne (et non völkisch), de l’autre, la communauté de ceux et celles portant le gilet jaune sans condition d’appartenance préalable. Cette opposition entre un peuple enraciné et une élite coupée des problèmes des « vrais gens » et l’hyper-personnification de la critique sociale constituaient la porte ouverte à une politisation antisémite de la contestation sociale.

Enfin, tacler la question de l’antisémitisme dans les mouvements sociaux comme celui des gilets jaunes implique pour les révolutionnaires de renouer avec une problématique plus générale de l’édification de masse. Le mauvais dépassement de l’avant-gardisme léniniste et du paternalisme des institution d’éducation de l’ancien mouvement ouvrier a ainsi poussé une large partie de la gauche à abandonner la question de la production de la conscience révolutionnaire au profit d’une attitude spontanéiste encensant le « sens commun » et l’ « évènement » où l’ « autonomie populaire », quelqu’en soit le contenu politique et idéologique, viendrait soudainement se manifester. Il faudrait se placer du côté des « dominés », vus comme des sujets révolutionnaires potentiels par leur seule qualité de « dominés » – qu’importe ce que ces derniers pensent, disent ou fassent. Le populisme de gauche pousse cette logique dans ses extrémités les plus rances en expliquant qu’il faudrait prendre les gens « tels qu’ils sont » quitte à flatter leurs tendances chauvines et xénophobes. Ainsi, appeler à s’opposer aux aspects réactionnaires et notamment aux expressions antisémites de certaines mobilisations populaires relèverait d’un mépris de classe, du racisme ou encore d’un désir abstrait de pureté idéologique de militant-es incapables de remettre en cause leurs privilèges.

Le populisme de gauche institutionnel, qui a d’ailleurs failli à récupérer les gilets jaunes, partage avec la gauche extra-parlementaire l’idée triviale qu’il faut toujours partir « de la manière dont les gens qui luttent envisagent leur propre révolte » (ACTA). Ce principe banal s’est cependant traduit dans la pratique de la gauche par un refus de sérieusement tacler tout ce que la révolte spontanée des gilets jaunes pouvait charrier de ressentiment, d’aspirations autoritaires, de schémas de domination internalisés et d’expressions réactionnaires propres à l’idéologie spontanée des acteurs et actrices du mouvement. Encore une fois, il ne s’agit absolument pas de dire que la mobilisation des gilets jaunes constituait un mouvement proto-fasciste : d’une part son idéologie ressemblait plus à une version plébéienne et émeutière du citoyennisme participatif ayant émergé dans le sillage de l’alter-mondialisme plutôt qu’à une aspiration à la communion autoritaire dans un collectif ethno-racial, d’autre part les nombreux traits régressifs décelables chez les gilets jaunes se retrouvaient, certes à une échelle moindre, dans des mouvements sociaux antérieurs plus classiques. Le populisme des gilets jaunes n’est pas le fruit d’une fascisation des classes populaires – de la même manière qu’il n’y a pas de « fascisation » de l’État en cours ou de « menace fasciste » incarnée par le RN au sens d’un risque de suspension de la démocratie et la séparation entre État et société civile au profit d’un régime fasciste – mais l’expression de l’idéologie spontanée de sujets atomisés et paupérisés par des décennies de restructuration néolibérale se mettant en lutte pour une première fois. Le fait que le populisme ne soit pas le fruit d’une dynamique fasciste ou qu’il ne constitue pas non plus une ruse des puissants pour « brouiller les frontières de classe » et la « conscience de classe du prolétariat » mais qu’ils émanent bien des sujets en révolte eux-même ne change cependant rien à sa nocivité. Nous avons vu plus haut que « la manière dont les gens envisagent leur propre révolte » constituait la porte ouverte à l’antisémitisme et bloquait – parmi bien d’autres facteurs – in fine la transformation des gilets en mouvement révolutionnaire.

Pour la gauche extra-parlementaire, la question du contenu idéologique du mouvement des gilets jaunes a été en dernière instance sacrifiée sur l’autel de l’obsession d’une autonomie sans contenu déterminé : « Une politique populaire est une politique qui apprend à compter sur ses propres forces. C’est une politique autonome, au sens le plus élémentaire du terme. Son point de départ est la manifestation d’une hétérogénéité assumée envers ce qui se donne médiatiquement comme « sphère de la politique » (…) Ce qui se joue, dans toutes ces pratiques, c’est l’émergence de moments de contre-pouvoir populaire, c’est l’exercice d’une souveraineté alternative, d’une nouvelle légitimité antagoniste. C’est dans ces moments que se vérifie le caractère essentiellement parasitaire de l’État et de la gestion marchande des besoins sociaux, lorsque l’on découvre qu’il est possible d’organiser autrement la vie collective, qu’il est possible d’anticiper dès maintenant les formes et les contenus de l’émancipation » (ACTA).

L’État et la marchandises ne sont cependant pas des « parasites » s’imposant de « l’extérieur » sur un peuple pré-existant mais des rapports sociaux dans lesquels les individus sont pris de manières différenciées. Les gilets jaunes font leur apparition historique d’abord en tant qu’individus étatisés, en tant que sujets nationaux se pensant comme tels, en tant que bons français se sentant trahis par une République aux mains de la « Macronie » et leurs besoins sont d’abord ceux définis par la société marchande dans lesquels ils vivent. Bien sûr que dans les expériences de lutte et de confrontation avec les instances répressives de l’État de nouveaux désirs d’émancipation peuvent apparaître mais ce n’est en rien un processus automatique. La capacité à briser le réalisme capitaliste et à faire advenir une aspiration à une vie post-capitaliste suppose souvent un long travail d’éducation visant à dénaturaliser et démystifier les rapports capitalistes. Or, en essayant d’hégémoniser les gilets jaunes à travers la haine de Macron couplée à quelques vagues revendications matérielles et à un discours anti-police, en refusant de remettre en cause l’idéologie populiste sous-jacente des gilets jaunes (elle n’avait d’ailleurs absolument pas les moyens de le faire), la gauche pro-gilets jaunes a contribué à son niveau à réaffirmer la naturalité des rapports sociaux capitalistes en laissant intact le mythe d’une communauté et d’une économie nationale productive qu’il s’agirait simplement de délivrer de l’emprise de Macron et des forces obscures qu’il représenterait.

L’auto-organisation des sujets en lutte constitue évidement une condition essentielle de tout processus émancipateur. Mais l’auto-organisation ne peut être séparée du projet politique qui la détermine et qu’elle vise à réaliser. La démocratie directe en soi n’est rien d’autre qu’une procédure de décision collective et de légitimation des décisions, elle n’est pas en elle même un garant du caractère émancipateur de l’action collective. La vieille critique ultra-gauche de l’auto-gestion a depuis longtemps montré qu’un capitalisme intégralement démocratiquement auto-géré serait en théorie envisageable. Que les attaques contre la banque Rothschild soient issues de processus démocratiques de base ne changent rien à leur caractère antisémites et régressifs.

Une partie de la gauche pro-gilets jaunes s’est ainsi extasiée sur le caractère « populaire », « horizontal », « sans chefs » et « démocratique » des gilets jaunes au détriment d’une analyse détaillée des désirs et des représentations qui orientaient la mobilisation. La seule expérience de la lutte, réduite à l’auto-organisation collective et à la confrontation avec la police, serait suffisante pour politiser les masses dans le « bon sens ». Tout au long du mouvement, le camp révolutionnaire ne s’est quasiment pas posé la question des conditions d’émergence d’une conscience révolutionnaire et anti-capitaliste qui dépasserait l’idéologie populiste spontanée. Au contraire, la question de la conscience révolutionnaire, c’est-à-dire d’une conscience reposant sur une compréhension claire de ce qu’est le capitalisme et de la nécessité de son dépassement, a fait les frais d’une obsession de l’autonomie pour l’autonomie des différents secteurs mobilisés dont il faudrait à tout prix respecter les modes d’expression propres.

Il n’est pas possible d’aborder ici la question des modalités de la production de la conscience révolutionnaire qui impliquerait toute une discussion sur l’organisation, la stratégie et la propagande révolutionnaire, l’hégémonie, le rapport entre théorie et pratique … Il est évident qu’elle ne saurait se poser dans les termes d’une posture néo-léniniste consistant à « conscientiser » de l’ « extérieur » un mouvement comme celui des gilets jaunes. L’émergence d’une aspiration à une émancipation véritable, c’est-à-dire à un dépassement des formes d’existence que nous propose le capitalisme, sera un processus immanent – mais non automatique dans la mesure où elle suppose une volonté d’édification et une stratégie allant en ce sens – aux lutte s’adossant aux expériences concrètes des individus.

On peut cependant rapidement revenir sur les potentialités que présentait le mouvement des gilets jaunes en matière d’émergence de désirs d’émancipation et le rôle néfaste que joue l’antisémitisme à ce titre. Revenons sur la manière dont la gauche a hégémonisé le mouvement des gilets jaunes. Celle-ci a ainsi essentiellement appuyé les revendications réformistes similaires à celles d’autres mouvements sociaux et joué sur l’opposition à la police. Ce faisant, elle a largement négligé l’expérience des ronds-points où s’exprimait non pas seulement le souhait d’une meilleure distribution de la richesse mais un profond désir de communauté et de formes de vie nouvelles transcendant le règne de la séparation propre au capitalisme. Les campements des ronds-points formaient les prémisses de potentielles communes où, sous certaines conditions, un désir de communisme aurait pu voir le jour s’ils n’avaient pas été démantelés par les autorités.

L’antisémitisme constitue ici un obstacle majeur à un tel transbordement de futures communautés. En effet, en contexte insurrectionnel, il peut potentiellement devenir l’opérateur contre-révolutionnaire à travers lequel une communauté au lieu de se constituer en « association d’individus libres » (Marx) reprenant le contrôle sur les conditions de production des formes de vie se mue en son contraire, le « collectif barbare » de la race qui réaffirme brutalement les catégories de la société bourgeoise sur le dos des Juifs-ves, pour reprendre la terminologie d’Adorno à propos de la constitution du Volk nazi.

Le camp révolutionnaire doit donc se confronter à l’antisémitisme en tant qu’obstacle majeure à une politisation révolutionnaire de masse. Pour cela, il doit comprendre ses ressorts idéologiques, saisir son rôle dans la conjoncture, prendre en compte son autonomie relative et refuser de le traiter comme une simple idéologie instrumentalisée par les classes dominantes pour diviser les luttes comme tend à le faire par exemple le collectif Juives et Juifs Révolutionnaires. Cette tâche est rendue d’autant plus urgente par la crise sanitaire et économique actuelle qui a généré de nombreuses souffrances sociales et mécontentements sources de potentiels futurs conflits sociaux. Il s’agira de voir si cette colère sera captée par les élans de la rébellion conformiste comme semble déjà l’indiquer le déchainement actuel de conspirationnisme, d’antisémitisme et de pensée irrationnelle autour de la gestion de l’épidémie de Covid-19 ou si le camp révolutionnaire réussira à l’intégrer au sein d’un projet politique de masse ciblant non plus seulement quelques masques de caractère du capitalisme mais le capitalisme lui-même.

PDF: SI_GJ antisem_2020_de Flore

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